Les outils informatiques censés optimiser la gestion d’une ferme profitent peu aux agriculteurs et agricultrices, selon une étude ethnologique menée en Suisse par l’Université de Neuchâtel. D’autres acteurs comme l’administration, les fournisseurs de semences ou de machines, ou encore les organes de certification en retirent le plus de bénéfices. Ces conclusions ont été rapportées lors d’un colloque pluridisciplinaire sur le thème de la numérisation de l’agriculture.
La numérisation de l’agriculture est très majoritairement présentée par le prisme de ses manifestations les plus spectaculaires, machines connectées ou autres robots. Or ces exemples cachent souvent une autre forme de numérisation, plus ordinaire et quotidienne, qu’il est important d’étudier. « La numérisation dont on parle ici concerne les outils informatiques liés aux activités administratives d’une exploitation agricole », explique le professeur d’anthropologie à l’UniNE Jérémie Forney, auteur de l’étude. A ce jour, ces outils fonctionnent principalement comme des moyens de surveillance visant à vérifier, par exemple, que les paiements directs soient bien utilisés, ou que les règles d’un label soient bien respectées.
«Malgré certains discours présentant la numérisation comme un moyen d'aider à la gestion autonome de l'activité agricole, notre analyse révèle une image plus nuancée, poursuit l’anthropologue. A l'heure actuelle, la numérisation renforce l'approche bureaucratique de la gouvernance, et la contribution des technologies numériques aux intérêts des agriculteurs eux-mêmes reste minime.»
Cette numérisation progressive de la gouvernance de l’agriculture introduit des changements subtils aux conséquences encore mal connues. «On constate une redistribution des cartes dans l’encadrement de la production agricole», indique Jérémie Forney. Par exemple, les instances publiques au niveau cantonal (comme les services de l’agriculture) pourraient perdre leur rôle de proximité et leur fonction d’intermédiaire, suite à une centralisation de la collecte de données dans le secteur public.
Dans les filières économiques, certaines voix craignent qu’une collecte automatisée de données confère trop d’importance aux acteurs commerciaux, comme les fournisseurs de semences ou de machines. Les données numériques donnent ainsi un nouveau visage à deux dépendances fortes qui sont souvent mal vécues par les agriculteurs et agricultrices, face à l’Etat et face aux grandes entreprises.
Ces conclusions résultent d’une série de 23 entretiens menés auprès des différents acteurs de la numérisation du secteur agricole du pays, allant des paysans et paysannes jusqu’aux fournisseurs de semences, en passant par les administrations et les organismes de certification (IP-Suisse, Biosuisse, p. ex.). Ces entretiens ont été associés à l’analyse d’un corpus de documents et à une série d’observations réalisées lors d’événements en lien avec la thématique.