No 182, avril-mai-juin 2022

Actualité

Le Moyen-Orient à la lumière de ses frontières

Document

Référence bibliographique :
Jordi Tejel and Ramazan Hakkı Öztan (eds.), Regimes of Mobility: Borders and State Formation in the Middle East, 1918-1946 (Edinburgh University Press, 2022).

Comment les mobilités transfrontalières ont-elles influencé la formation des Etats et des frontières au Moyen-Orient dans la première moitié du XXe siècle ? Tel est le sujet abordé dans l’ouvrage collectif co-édité par Jordi Tejel, professeur titulaire d’histoire contemporaine à l’Université de Neuchâtel et son post-doctorant Ramazan Hakkı Öztan, actuellement professeur assistant à l’Université de Boğaziçi, à Istanbul. Cette recherche offre une nouvelle lecture, décentrée, de la définition des identités nationales dans la région qui se vérifie dans l’actualité des guerres en Ukraine ou en Syrie.

Intitulé «Régimes de mobilité. Frontières et formation des Etats dans le Moyen-Orient de 1918 à 1946», le livre rassemble les résultats d’un projet européen ERC piloté par l’UniNE. Les diverses contributions y révèlent la mobilité transfrontalière comme élément central de la formation des Etats ou des institutions sociales. La démarche se démarque de la plupart des travaux écrits sur la formation des Etats au Moyen-Orient au lendemain de la Première Guerre mondiale.

«Pour les provinces arabes ex-ottomanes, explique Jordi Tejel, on souligne l'importance des accords signés entre les grandes puissances, notamment la Grande-Bretagne et la France. En gros, les nouveaux Etats et leurs nouvelles frontières au Moyen-Orient post-ottoman seraient le résultat de décisions prises dans les corridors et les salles de réunion entre des gentlemen européens.» En ce qui concerne la Turquie, l'historiographie traditionnelle a mis en avant la force du centre, la volonté de Mustafa Kemal et de ses camarades pour transformer la société turque dès 1923. Le centre s'impose à la périphérie (dans un sens à la fois sociologique et géographique du terme) à travers la force et la détermination de ses élites.

Des limites perméables
Cependant, dans l'entre-deux-guerres, comme aujourd'hui d'ailleurs, les frontières sont témoins d’une mobilité importante : des paysans vont travailler tous les jours leurs terres restées de l'autre côté de la frontière, des Bédouins traversent les frontières soit pour que les troupeaux aient accès à des pâturages soit pour fuir le contrôle de l'Etat, des contrebandiers, des réfugiés et des migrants défient les frontières, tandis que des touristes européens et des pèlerins venus d'Inde affluent au Moyen-Orient.

Ces mouvements conduisent les Etats de la région à mettre en place des régimes de mobilité visant à encourager les mouvements désirables de personnes, de biens ou d’animaux et, au contraire à contrôler, décourager les mouvements non désirables. « En somme, on peut dire que si les Etats sont producteurs d'échanges et de mouvements, les mobilités des populations frontalières et d'autres acteurs sont aussi productrices d'Etat », résume Jordi Tejel.

La notion de populations dites indésirables (réfugiés, minorités ethniques ou religieuses, nomades) qui sont à expulser des zones frontière est par ailleurs centrale dans la redéfinition des nouveaux territoires et des identités "nationales", un phénomène qui se vérifie de la Palestine à la Turquie, en passant par la Syrie, l'Irak, l'Arabie saoudite et la Jordanie.

L’ouvrage met en évidence que les centres politiques, tout comme les organisations internationales, ne sont pas autonomes par rapport aux sociétés frontalières. Ils ont dû négocier ou même renoncer à leurs projets. Paradoxalement, il arrive que des dynamiques transfrontalières comme la contrebande "obligent" les Etats à affirmer leur présence dans la périphérie. Parfois la coopération domine, parfois c'est le conflit qui s'impose.

Souvent, les élites politiques et intellectuelles qui se trouvent au centre méconnaissent la réalité sociale, voire géographique, des zones frontière dans l'entre-deux-guerres. «En 1930, sept ans après la fondation de la République de Turquie, éclate une révolte kurde dans le nord-est du pays, dans une zone tri-frontalière, entre l'Arménie, l'Iran et la Turquie. Durant les premières semaines, la presse d'Istanbul et d'Ankara relate les opérations de l'armée turque dans cette zone, mais en réalité les cartes géographiques qui illustrent les informations sont erronées. Elle n'arrive pas à situer sur une carte ni les montagnes ni les villes de la région dont elle parle. C'est à travers la répression de cette révolte que la République intègre cette région dans l'imaginaire national de la Turquie...»

Résonance avec l’actualité
Est-ce que cette approche historique peut avoir une résonance avec l’actualité, comme les guerres en Ukraine ou en Syrie ? «Sans être exhaustif, répond Jordi Tejel, on peut souligner que dans la guerre que la Russie a initiée en Ukraine, les principaux points de conflit sont les zones frontières entre les deux pays. Ce n'est pas surprenant. Les zones frontières sont souvent vues par les gouvernements soit comme des zones sensibles, car on y trouve des populations considérées comme "moins loyales", soit comme des leviers pour légitimer des aspirations territoriales, en l'occurrence, les ambitions territoriales russes dans la partie orientale de l'Ukraine. En outre, et suivant mon approche, on peut affirmer que ce que la Russie fait aujourd'hui dans les zones frontalières communes avec l'Ukraine, au-delà de la catastrophe humanitaire actuelle, aura aussi un impact sur la redéfinition du pouvoir russe.»

Un autre enseignement est qu’aujourd'hui comme hier les frontières, même si parfois leur matérialité est plutôt modeste, peuvent avoir des fonctions importantes pour les populations locales : une barrière de protection. C'est le cas syrien, par exemple. Depuis 2013, des millions de Syriens ont traversé les frontières vers la Turquie, le Liban, l'Irak ou la Jordanie pour fuir la guerre et trouver un refuge, parfois juste à quelques kilomètres de la ligne frontière. Hier comme aujourd'hui, les liens transfrontaliers existant avant la guerre en Syrie ont été déterminants pour expliquer, en partie, les circuits de mobilité des réfugiés syriens.


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