La ruée sur le papier-toilette, les récits maladroits d’écrivains rapportant un confinement heureux, le concept d’infodémie, l’émergence des Raoult, Montagnier, et autre Michel Cymes. Ces exemples sont tirés de la riche collecte de réactions suscitées par la pandémie qu’analyse Le virus, le pouvoir et le sens. Dans cet ouvrage, le professeur d’ethnologie à l’Université de Neuchâtel Christian Ghasarian et Patrick Gaboriau, ethnologue chercheur au CNRS, entendent objectiver «la crise sanitaire» liée au nouveau coronavirus à travers les différents champs médicaux, politiques, médiatiques, économiques, au sein de la société française.
Les dernières lignes sont écrites à fin juin 2020. Autant dire que le pari des deux auteurs est assez audacieux : proposer un récit immédiat et ethnographique des pratiques discursives et sociales au temps du coronavirus, sans que la crise même n’ait touché à sa fin ou vécu plus de deux saisons. Mais le résultat est surprenant et utile. Il documente des éléments que le temps nous aurait vite fait oublier. Il pose notamment les fondations de la récolte des nouveaux termes en lien avec la crise que nous vivons. Des exemples ? Avant la pandémie, peu d’entre nous parlaient de «gestes barrières», de «comorbidité», de «présentiel et distanciel», de «porteurs sains», de «patient zéro».
Les auteurs s’en réfèrent à Marcel Mauss, à Arnold Van Genepp, à Pierre Bourdieu pour offrir une lecture anglée de la crise sanitaire, perçue comme un fait social total – nul ne peut contester que sa vie n’aura pas été bousculée par l’arrivée du virus. Le confinement est présenté ici comme un rite de passage au sens que le décrit Arnold Van Genepp dans ces trois étapes fondamentales : séparation, liminalité, réincorporation.
La séparation fut marquée par cette période de «sidération» durant laquelle les bases du confinement ont été jetées. La phase de liminalité, autrement dit de marginalisation, a vu éclore des pratiques surprenantes, originales : des chansons liées au confinement, des témoignages d’intellectuels comme Luc Ferry enfin en mesure de réaliser l’ensemble du travail prévu, grâce à l’enfermement imposé. A l’opposé, d’autres se mettent à faire des puzzles ou à compter des grains de riz, ne sachant que faire de ces journées soudainement vides.
Enfin est venu le déconfinement, ou réincorporation. Les individus regagnent la société dans sa collectivité, phase accompagnée par des gestes symboliques comme les tests de dépistage plus systématiques et l’utilisation d’un masque de plus en plus recommandée.
L’ouvrage relève ensuite les changements discursifs et sociaux dans les différents champs d’analyse possibles que sont la politique, le secteur de la santé, les médias, les réseaux sociaux, l’économie.
Pertinent est enfin le constat des auteurs qu’un champ n’a étonnamment pas tant su s’approprier le fait social total qu’est la crise sanitaire liée à la Covid-19 : la religion. Peut-être est-ce tout simplement parce que ce domaine-là est fortement attaché à établir des rites qu’on ne modifie pas ? Il sera ainsi toujours le dernier à pouvoir adapter ses pratiques comme il a fallu le faire face à ce nouveau virus.
Le microbe aura en l’espace de quelques mois changé radicalement nos manières de vivre, plus que presque une vingtaine d’années passées depuis le 11 septembre 2001 n’aura pu le faire. Le virus, le pouvoir, et le sens est une fidèle illustration de ce fait.