Les gibbons ont la capacité de coder leurs chants en fonction du contexte environnemental, en alertant par exemple leurs congénères de la présence d’un prédateur. Lorsqu’ils sont en couple, ils indiquent être propriétaires de leur territoire par des duos sonores. Ces quelques observations sont tirées de la thèse de doctorat de Julie Andrieu soutenue récemment à l’Université de Neuchâtel (UniNE). Réalisé dans un parc national en Thaïlande, ce travail s’inscrit dans la quête des origines biologiques du langage qu’entreprend le Laboratoire de cognition comparée en étudiant les vocalisations de différentes espèces de singes.
La particularité des gibbons à mains blanches (Hylobates lar) est de générer des chants très longs et assez complexes par rapport aux cris d’autres singes étudiés jusqu’à présent, comme ceux des chimpanzés ou des bonobos. «La durée des chants va d’une dizaine de minutes jusqu’à une heure et demie, précise Julie Andrieu, auteure d’un doctorat mené au Laboratoire de cognition comparée de l’UniNE. Leur répertoire comprend plusieurs types de notes, qui peuvent être assemblées en figures, phrases et séquences distinctes, le tout se combinant afin de produire différents types de chants, comme des duos et des chants prédateurs.»
Les duos sont uniquement produits par le couple monogame (mâle et femelle) de chaque groupe de gibbons. Ils ont pour fonction principale la défense du territoire et du partenaire. Les chants prédateurs, eux, sont émis par plusieurs individus du même groupe, lors de rencontres avec un de leurs prédateurs potentiels, comme le tigre (Pantera tigris), la panthère nébuleuse (Neofelis nebulosa) ou le python réticulé (Python reticulatus).
La recherche s’est déroulée dans le parc national de Khao Yai, en Thaïlande, où vit une population de 13 groupes de gibbons en liberté, mais habitués à la présence humaine. Elle comprenait des phases d’observation centrée sur les duos, qui sont souvent contagieux entre les couples de différents groupes. Ces observations ont montré que lorsqu’un groupe initie un duo, d’autres groupes en produisent à leur tour, et de préférence en commençant son duo par-dessus le duo précédent. «Ce contre-chant entre groupes est la stratégie par défaut dans la population de gibbons, commente la biologiste, avec une probabilité accrue quand les groupes sont voisins (spatialement proches) ou comportent plusieurs mâles.» Mais quand les groupes sont plus espacés ou génétiquement apparentés, ils ont davantage tendance à laisser le duo émis précédemment se terminer et attendre leur tour pour en produire un.
Le deuxième volet du travail a mis en évidence que les gibbons étaient non seulement capables de faire la distinction entre des duos et des chants prédateurs, mais aussi de comprendre à quel contexte le chant émis faisait référence. La chercheuse a pour ce faire réalisé des expériences de «playback». Elles consistent à diffuser des chants préenregistrés d’un type donné et à observer les réactions de l’auditoire. «Lors des diffusions de duos, la plupart des groupes testés répondaient par le chant approprié (un duo), relate la chercheuse. Par contre, lors des diffusions de chants prédateurs, les groupes restaient majoritairement silencieux, mais adoptaient des comportements anti-prédateurs.» Ils faisaient preuve d’une vigilance accrue, se mettaient à inspecter activement le sol à la recherche d’un prédateur potentiel et à déféquer plus fréquemment, signe évident de stress.
Enfin, une troisième phase expérimentale consistait à placer des modèles de prédateurs au sol. La vue de ces modèles, représentant soit la panthère nébuleuse soit le python réticulé, a suscité la production de chants « prédateurs ». L’analyse de ces chants a mis en évidence des structures acoustiques qui diffèrent entre les chants «panthère» et les chants «python». «Les gibbons pourraient donc avoir la capacité de coder leurs chants différemment en fonction du type de prédateur rencontré», conclut Julie Andrieu. De plus, ces différences acoustiques devraient permettre à d’autres congénères d’extraire des informations bénéfiques sur le type de prédateur susceptible de se trouver dans les environs.
Un ancêtre commun
«Les gibbons font partie de la famille des Hylobatidés qui sont les premiers à avoir divergé de la super-famille des Hominoïdae, poursuit Julie Andrieu. Ils sont donc, après les grands singes, les plus proches parents de l’Homme.» Or, les prérequis nécessaires à l’émergence du langage humain ont probablement évolué à partir d’un ancêtre commun à l’Homme et aux primates non humains.
Les biologistes s’intéressent donc aux systèmes de communication des différentes espèces de singes, afin d’identifier les mécanismes évolutifs qui expliquent l’émergence et la complexité du langage humain, tel que nous le connaissons. Les recherches ont notamment porté sur les modes de communication de nos plus proches parents, les grands singes, tels que le chimpanzé (Pan troglodytes), le bonobo (Pan paniscus) ou le gorille (Gorilla gorilla), mais aussi à d’autres espèces phylogénétiquement plus éloignées, comme le cercopithèque diane (Cercopithecus diana) ou le vervet (Chlorocebus pygerythrus).