Depuis plus d’un demi-siècle, quelque deux cents tribunaux d’opinion ont été créés avec pour mission d’analyser juridiquement des violations massives de droits humains restées impunies par les justices officielles, tant étatique qu’internationale. Mais quelles sont ces structures et quels objectifs poursuivent-elles ? Assistante à l’Université de Neuchâtel où elle mène une thèse de doctorat en droit pénal international, Camille Montavon y répond dans son ouvrage Les tribunaux d’opinion : et si la société civile inventait une autre justice ?
«Les tribunaux d’opinion ne sont pas des organes judiciaires à proprement parler, avertit d’emblée Camille Montavon. Ce sont des mécanismes de justice alternative établis par des membres de la société civile (principalement des ONG et des associations de victimes). Il s’agit pour eux de pallier les limites et l'inaction de la justice officielle (nationale et internationale) et de mettre sur la scène publique des problématiques absentes des agendas politiques.»
Ces dispositifs sont mis sur pied lorsqu’il n’y a pas d’autre accès possible à la justice, lorsque les tribunaux nationaux et internationaux demeurent indisponibles ou défaillants, voire lorsqu’on estime que la réponse apportée par les États ou organisations internationales à la problématique considérée est insuffisante. «L’absence de réponse pénale et le déni politique expliquent l’apparition de cette forme de justice dite populaire, dans un mouvement de résistance à ces situations d’impunité des crimes de masse et aux fins de combler les lacunes des systèmes de justice nationaux et international», relève la doctorante en droit.
A titre d’exemple, on peut citer les actions du Tribunal permanent des peuples (TPP), le seul tribunal d’opinion qui soit permanent à ce jour. Dans l’une de ses récentes sessions, datant de 2017, son jury avait déclaré la République de l’Union du Myanmar (nom officiel de la Birmanie, NDLR) coupable d’un génocide à l’encontre des Rohingyas, appelant la communauté internationale à prendre des dispositions pour faire cesser le processus génocidaire contre cette population en majorité de confession musulmane.
Un autre exemple, passablement médiatisé, est celui du Tribunal international Monsanto (en 2017 également). Après avoir analysé juridiquement les actes de la société du même nom, il a jugé la multinationale responsable d’«écocide», tout en militant pour une modification du droit pénal international de sorte à pouvoir juger pénalement des entreprises.
Dans la grande majorité des cas, les tribunaux d’opinion dénoncent des États ou des multinationales qu’ils rendent responsables de crimes qui dépassent les frontières, repoussant ainsi les limites du droit pénal international. «En effet, précise Camille Montavon, un organisme comme la Cour pénale internationale ne permet pas de juger des États ou des entreprises. Seuls les individus peuvent être traduits devant les juridictions pénales internationales.»
Depuis 1966, plus de 200 tribunaux d’opinion ont ainsi été créés. Ils sont essentiellement financés par des sources à but non lucratif, soit par des dons provenant d’ONG ou par des collectes de fonds; en tout état de cause, ils ne bénéficient d’aucun financement étatique. Quant à la composition de leurs jurys, elle reste éclectique, variant d’un tribunal d’opinion à l’autre. «Traditionnellement, ils se composent de personnalités issues de divers horizons, convoquant ainsi les points de vue de juristes, politistes, historiens, philosophes, journalistes, écrivains, activistes, personnalités publiques, etc., provenant de différents pays et milieux», explique Camille Montavon.
Puisque constitué en dehors du cadre juridique officiel, un tribunal d’opinion n’a pas pour objectif de rendre la justice à travers des sanctions, qu’il n’a d’ailleurs aucun pouvoir de mettre en œuvre. Son but est plutôt d’établir des faits, de les analyser juridiquement et de dénoncer, en mobilisant les médias, une violation flagrante de droits fondamentaux. Cette structure de jugement offre avant tout aux victimes une reconnaissance en termes juridiques des crimes qu’elles ont subis. Et de sensibiliser l’opinion publique et les organisations internationales comme les Nations Unies à la problématique traitée.
La thèse de doctorat de Camille Montavon porte sur la contribution des tribunaux d’opinion au développement du droit international et à la justice transitionnelle. Elle s’inscrit dans le projet du Fonds national suisse Right to Truth, Truth(s) through Rights : Mass Crimes Impunity and Transitional Justice hébergé par l’Université de Genève.