Espèce réintroduite au XIXe siècle, le bouquetin des Alpes n’est plus menacé d’extinction selon l’IUCN (Union internationale pour la conservation de la nature). Or, ce constat ne tient pas compte de risques d’ordre génétique, indiquent des biologistes de l’Université de Neuchâtel. Dans la revue Nature Communications, Daniel Croll et ses collègues soulignent qu’on ne peut écarter le risque d’extinction en se basant uniquement sur un nombre minimal d’individus censés suffire à perpétuer l’espèce.
Trop souvent, décider si une espèce est menacée se base avant tout sur les effectifs d’une population donnée. «De même, la réussite de la préservation d’une espèce, le bouquetin des Alpes en l’occurrence, repose, elle aussi, sur ces chiffres, indique le professeur Daniel Croll, directeur du Laboratoire de génétique évolutive. Or, nous démontrons qu’au niveau génétique, des risques n’ont pas été appréciés à leur juste valeur jusque-là.»
La population de bouquetins s’est réduite depuis le Moyen Age pour arriver une centaine d’individus recensés au XIXe siècle dans la réserve de chasse privée du Roi d’Italie Vittorio Emanuele II. L’espèce a pu être ensuite réintroduite pour compter actuellement environ 50'000 individus répartis sur tout l’Arc alpin. «Bien que ce chiffre soit considéré comme un succès sans précédent dans la conservation des espèces, notre étude démontre qu’au niveau génétique, l’histoire est bien plus compliquée et que la conclusion mérite d’être relativisée», nuance le chercheur.
En effet, chaque espèce animale porte des mutations dans le génome dites délétères. Ces mutations néfastes sont souvent à l’origine des maladies congénitales, héritées des parents. Au cours des générations successives, une espèce parvient en général à limiter le nombre de ces mutations, un processus appelé contre-sélection. Le risque d’extinction est atteint si le nombre d’individus chute dramatiquement et si la contre-sélection devient inefficace, avec pour conséquence l’accumulation des mutations délétères.
«Nous démontrons qu’une accumulation de mutations délétères met effectivement en danger d’extinction les bouquetins des Alpes, bien que les effectifs comptabilisés à l’heure actuelle suggèrent le contraire. Car avec la chute à 100 individus il y a 150 ans, l'espèce a augmenté très considérablement la charge des mutations délétères.» De plus, les bouquetins ont perdu la quasi-totalité de leur diversité génétique, que même un retour de la population à 50'000 individus ne rétablit pas. Or, la perte de diversité génétique peut rendre une espèce particulièrement vulnérable aux maladies. Tel fut le cas d’une épidémie de brucellose en France, une maladie bactérienne qui, en 2012, a conduit à l’abattage de plus 200 bouquetins, décimant le cheptel dans la région du Grand-Bornand (Haute-Savoie).
L’origine des mutations délétères est liée au mode de réintroduction des bouquetins. «Il y a une centaine d’années, des Suisses ont introduit un tout petit nombre de bouquetins dans des zoos, puis dans la nature. Dès qu’une population atteignait une certaine taille, on en extrayait des individus pour fonder de nouvelles populations.» Cette stratégie de recolonisation a globalement induit une accumulation de mutations délétères, ont noté Daniel Croll et ses collègues. «Mais, nous avons aussi relevé que les bouquetins ont quand même réussi à éliminer les mutations les plus sévères grâce à un mécanisme qui s’appelle la purge. Ce phénomène était connu en théorie, mais il manquait une démonstration empirique.»
Les conclusions de cette étude sont valables pour la sauvegarde et le monitoring d’autres espèces en danger, comme le gorille des montagnes, le tigre sibérien, le lynx ibérique, ou encore le panda géant. En prenant en compte le risque d’accumulation des mutations délétères, Daniel Croll et ses collègues postulent que pour assurer la survie d’une espèce comme le bouquetin des Alpes, la population ne doit jamais s’abaisser en dessous du seuil des 1000 individus au cours de son évolution.
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