Historien de la littérature, comparatiste, écrivain, essayiste, traducteur, journaliste radio et chroniqueur de presse écrite (NZZ, Tages-Anzeiger) : voici quelques termes qui disent les multiples talents, champs d’activités et casquettes de cet homme de lettres qui vient de nous quitter.
Né à Douanne comme fils du régent du village – auquel il vouera son livre le plus personnel intitulé Den Vater begraben (1993) –, formé comme romaniste aux universités de Berne et Paris-Sorbonne, il s’établit en 1960 à Neuchâtel, attiré par la renommée du professeur Werner Günther. L’Université de Neuchâtel le nomme d’abord privat-docent, puis chargé de cours (1967-1992) et lui octroie en 1988 le titre de professeur associé. Mais c’est à l’Université de Lausanne que Gsteiger, après un passage par l'Université de l'Illinois, effectuera l’essentiel de sa carrière, d’abord comme professeur extraordinaire (1972), puis ordinaire (1981-1996) de littérature comparée. Il est notamment le fondateur de l'Association suisse de littérature générale et comparée et de la revue Colloquium helveticum (1985). Hors des cercles restreints des spécialistes, il est connu pour La nouvelle littérature romande (1978, all. 1974).
Un Bernois parmi les Romands - tel est le titre que Gsteiger a donné à sa contribution au Colloque Dürrenmatt de 1989 à Neuchâtel. Cet intitulé pourrait également servir de fil rouge de sa propre trajectoire. Passeur entre langues et cultures, Gsteiger a inlassablement œuvré pour une meilleure compréhension et entente des régions linguistiques de la Suisse. Et il s’est encore et encore donné la peine d’expliquer aux Alémaniques comment fonctionne la Suisse romande, entre autres dans les livres Westwind (1968) et Die Schweiz von Westen (2002).
Après le mariage en 1956 avec Pierrette Favarger, céramiste et sculpteure dont la notoriété dépassera bientôt les frontières régionales et suisses, le couple s’installe d’abord au château de Peseux (« avec pas grand-chose, sauf un four de céramique et un tas de livres »), puis à Neuchâtel, où dans leur charmante maison chacun dispose d’un lieu de recueillement et de travail: pour lui ce fut sa bibliothèque bourrée d’éditions originales et d’autres trésors, pour elle son atelier de femme artiste, sous les combles. Les époux Gsteiger aiment recevoir, et lors de ces tablées, Monsieur, homme affirmé et fidèle aux idéaux soixante-huitards, peut s’engager avec fougue dans des débats sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Hélas, la vie heureuse de retraités actifs est interrompue par la mort de Pierrette Favarger en 2015. Par la suite, le rayon de vie de Manfred Gsteiger se rétrécit peu à peu. Mais grâce à son fidèle compagnon, le chien Chiffon, il faut sortir et prendre l’air, les ballades menant souvent ce duo au bord du lac ou dans le Vallon de l’Ermitage.
D’un lac à un autre est le titre de la rubrique du 11 mai 2010 où le chroniqueur occasionnel de «L’Express» évoque l’échange entre le lac de Bienne et celui de Neuchâtel : «J’ai depuis vingt ans le lac dans toute sa splendeur devant mes fenêtres du Pertuis-du-Sault. Suis-je devenu Neuchâtelois? Nullement par la politique, me sentant tantôt conservateur, quand je vois flotter le grand drapeau à chevrons sur les quais qu’une génération courageuse a su préserver d’une autoroute, tantôt gauchiste selon la tradition du Jura. Le Haut et ses hivers enneigés et ses étés brûlants ou le Bas, sa jolie cité ancienne et son charme méditerranéen? Je regrette une certaine course à la modernité parfois irréfléchie. Mais mon choix est fait. Car, n’est-ce pas, rien ne remplace le lac, à condition de ne pas le regarder derrière cette triste place du Port». Ce sont des phrases que l’on peut lire comme une déclaration d’amour à sa terre d’adoption. Toutefois, il s’agit d’un amour qui n’exclut pas un regard critique.
Anton Näf