Quand la littérature raconte le livre…
Rencontre avec Emma Depledge, professeure de littérature anglaise.
Emma Depledge, professeure de littérature anglaise, présentera – en français – sa leçon inaugurale intitulée «Le livre et son sens matériel: l’exemple de la poésie héroï-comique anglaise des 17e et 18e siècles» mercredi 3 avril. L’occasion de faire connaissance avec cette passionnée de littérature et de recherche, qui enseigne à l’UniNE depuis l’année passée.
Sur son bureau, des éditions anciennes de livres anglais côtoient une tablette électronique et un PC. Un résumé éloquent de la vie d’Emma Depledge qui, derrière son goût pour les œuvres de Shakespeare, cache une vraie dimension «enquêteuse scientifique» de la littérature…
«Le livre et son sens matériel»… Cela veut-il dire que vous vous intéressez moins aux auteurs qu’à ceux qui les entourent: éditeurs, imprimeurs?
Je m’intéresse aux deux! Et aux relations qu’ils entretiennent. Dans le cadre de la leçon inaugurale, je vais commencer par évoquer Shakespeare. Ma première monographie analysait en effet comment Shakespeare est devenu «Shakespeare», en utilisant des statistiques de publication (par exemple combien d’éditions étaient publiées chaque année).
Shakespeare était déjà très populaire de son vivant ; il a eu plusieurs best-sellers! Mais après sa mort en 1616, il a été pratiquement oublié. Puis, en 1642, les théâtres ont été fermés et il n’était donc plus possible de voir des pièces de Shakespeare sur scène, ni d’acheter des livres de lui, puisqu’il n’était plus réédité. Les choses ont ensuite changé, avec notamment une explosion de rééditions dès 1682. J’observe donc les moments où il y a eu des éditions publiées (ou, au contraire, s’il y a eu une absence d’édition) et j’essaie de comprendre pourquoi.
Vous vous penchez également sur la «poésie héroï-comique» anglaise…
En ce qui concerne Shakespeare, j’utilise les éditions pour comprendre des choses sur lui. Avec les auteurs de poésie héroï-comique, je fais le contraire: dans leurs œuvres, on constate qu’il y a des références aux gens de l’industrie du livre qui sont là en tant que personnages, toujours représentés sous un angle satirique ! Il ne faut pas oublier que la littérature c’est avant tout, pour les éditeurs, un moyen de gagner de l’argent !
Alors j’utilise ces poèmes pour comprendre comment fonctionnait le marché du livre, à Londres, dans ces années-là. Il y avait des bagarres entre les poètes, les imprimeurs, les éditeurs. Par exemple, Alexander Pope a publié un texte chez un éditeur, mais un autre en a obtenu des copies piratées… Pope s’est donc vengé alors que l’éditeur pirate était dans un bar, il versa dans sa bière un produit laxatif. Plus tard, dans plusieurs œuvres, Pope fit référence à cet épisode à travers la création d’un personnage dont on se moque … la vraie vie, quoi!
Enfant, quel métier rêviez-vous de pratiquer une fois adulte?
Footballeuse, peut-être! Je vivais à Leeds, en Angleterre, et j’étais la seule fille dans l’équipe de mon école primaire! Sinon, j’aurais bien aimé me consacrer à l’élaboration de documentaires animaliers comme le fait David Attenborough.
Comment êtes-vous passée du football à la littérature et plus globalement, qu’est-ce qui vous passionne dans vos recherches littéraires?
Juste le fait que j’adore lire… J’ai envisagé de faire des études de droit à l’université, puis je me suis rendu compte qu’il était possible de me consacrer à ce que j’aimais vraiment, c’est-à-dire la littérature anglaise… passer toute la journée en compagnie des livres, c’est formidable, une vie de rêve!
Un livre qui a participé à vous construire?
«Les Voyages de Gulliver»… Gulliver est immense par rapport aux Lilliputiens, et à l’inverse, il est tout petit par rapport aux géants plus grands que lui. La notion de changement de perspective est essentielle dans ce récit de voyage: il ne voit pas les défauts des Lilliputiens parce qu’ils sont trop petits mais il ne voit que les défauts des géants, parce qu’ils sont énormes et grotesques! Et puis, c’est aussi un livre qui ose être bête et parler de n’importe quoi, y compris de choses scatologiques!
Quel est le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?
Echanger avec les étudiantes et les étudiants. Et, si possible, leur faire adorer la littérature! Il est important pour eux de développer leur esprit critique, d’apprendre à argumenter. On peut faire de vrais débats ensemble!
Je suis vraiment passionnée par les livres anciens. J’amène donc les étudiants à aimer les vieux livres aussi. Ils ont toujours peur de les toucher. Or il faut les manipuler, les sentir! Je m’intéresse beaucoup à la bibliographie matérielle, c’est-à-dire les livres en tant qu’objets. J’utilise les filigranes et les papiers, pour dater ou re-dater des éditions de Shakespeare, par exemple. Un vrai travail d’enquête «technique» que je vais développer en master, avec la création de séminaires axés sur le livre en tant qu’objet concret.
Un côté «police scientifique de la littérature»?
C’est bien cela! Pour les étudiantes et les étudiants, c’est comme une sorte de puzzle, cette approche est très appréciée. C’est une démarche qui peut éventuellement les amener à travailler dans les bibliothèques et les librairies, et pas seulement à envisager l’enseignement comme projet professionnel: il y a d’autres possibilités dans le monde du livre.
Quelle est la musique qui vous accompagne en général?
J’aime beaucoup le jazz moderne, comme Kamasi Washington, qui a récemment donné un concert à Fribourg.
Le souvenir d’un moment particulièrement fort pour vous dans le cadre universitaire?
Je pense que ce sont les douze mois que j’ai passés en Italie, à Turin, comme étudiante Erasmus. Il y avait des camarades d’Allemagne, d’Espagne, d’ailleurs encore, on était tous ensemble pour apprendre. J’en ai profité pour voyager beaucoup, notamment par Inter-Rail, et ce sont de très bons souvenirs!