André Kuhn remporte cette année le «Credit Suisse Award For Best Teaching» 2019 pour son enseignement «Projet innocence: de coupable à innocent(e) en passant par la révision». Un séminaire qui enthousiasme aussi bien les étudiantes qui le suivent, que, sans le moindre doute, le professeur qui leur a proposé ce travail hors des chemins battus.
Depuis 2006, la Credit Suisse Foundation octroie annuellement un prix à un-e professeur-e «qui se distingue par l'excellence de son enseignement, ainsi que par l'intérêt de sa vision pédagogique». Le prix, décerné chaque année dans une faculté différente, a été donné à André Kuhn lors de la cérémonie des remises de diplômes de la Faculté de droit.
Pourquoi André Kuhn? Les membres du jury «ont apprécié l’opportunité des étudiant-e-s de découvrir un vrai dossier pénal à traiter dans toute sa complexité et de mener un travail de réenquête aux enjeux réels»...
Dans le cadre de ce séminaire, qui ne compte cette année que des étudiantes, celles-ci sont amenées à porter un regard neuf sur une affaire pénale dans laquelle une personne a potentiellement été condamnée à tort. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de cette démarche?
Ce séminaire s’inscrit dans le cadre d’un Projet Innocence qui fait partie d’un réseau beaucoup plus large. Projet Innocence est une initiative partie des USA il y a une vingtaine d’années. Avec à l’origine, une école de journalisme qui avait démontré qu’une personne qui se trouvait alors dans un couloir de la mort était en fait innocente. Suite à cela, cette personne avait pu être libérée.
La démarche a fait des émules et d’autres Projets Innocence se sont développés aux Etats-Unis, puis dans d’autres pays. Ce qui est amusant, c’est qu’en Suisse comme ailleurs, le réflexe, chez beaucoup, est de dire: «Oui, mais chez nous, on n’a pas besoin de cela. Aux USA, on peut comprendre, mais pas chez nous!»
A trois professeurs et trois avocats, nous avons lancé le Projet Innocence Suisse début 2019. On est donc maintenant dans la situation où un condamné peut, par l’intermédiaire d’un formulaire en ligne, nous demander d’intervenir. En nous expliquant notamment en quoi il a le sentiment d’avoir été condamné à tort. Mais attention, il s’agit de droit pénal! Nous ne pouvons a priori rien faire pour tous les cas où l’on est dans une question d’appréciation de la preuve. Notre champ d’action, c’est les réouvertures de procès grâce au principe de la révision: le fait de reprendre un procès lorsqu’on arrive à démontrer qu’il y a un fait nouveau. Un fait qui existait déjà au moment du jugement, mais dont le juge n’avait alors pas connaissance.
Comment les étudiantes entrent-elles en jeu?
Dans un premier temps, c’est donc l’association qui décide de se saisir d’un dossier ou non. Ensuite, le comité répartit ces dossiers à ses six membres, qui ont créé des groupes de travail dans différentes régions de Suisse romande. Je reçois donc des dossiers, que je peux travailler avec les étudiantes. En l’occurrence, nous travaillons sur le dossier d’une personne qui est en prison depuis quatorze ans. Elle a écopé de seize ans, plus un internement. On essaie donc de trouver ce fameux «fait nouveau» qui permettrait de rouvrir le dossier, et par conséquent, de réadministrer l’entier des preuves.
Concrètement, comment travaillez-vous dans le cadre de ce séminaire?
On n’est pas dans un cas facile: quelqu’un qui prend seize ans, assortis d’un internement, c’est évidemment du lourd! Le dossier fait 4500 pages! Il a fallu se plonger dans une masse de documents, sans même qu’il n’y ait de table des matières. Les étudiantes ont donc commencé par faire une mise à niveau de ce dossier en le classant, en rédigeant des résumés, en mettant en perspective la constellation familiale des protagonistes, etc. Avec l’obligation d’une confidentialité absolue. Un énorme travail de base qui permet ensuite de faire des pas supplémentaires.
Récemment, nous sommes allés revoir la personne dans sa prison pour lui dire que ce qu’elle nous avait fourni ne constituait pas des «faits nouveaux». Il fallait donc refaire un point et voir si elle avait d’autres éléments à nous apporter. Deux étudiantes ont tenu à être présentes. Puis, dans le cadre du séminaire, on a décidé ensemble des prochaines étapes. C’est très représentatif de la façon dont nous travaillons: une décision partagée, non pas une décision professorale. On est autour d’une table, les papiers volent, tout le monde participe…
Tout cela mène à une sorte de connaissance collective (personne n’ayant individuellement la connaissance globale) qui me permet à tout moment de questionner l’ensemble de cette connaissance. Oui, même si j’organise le cours, je ne sais rien de plus qu’elles! Au contraire: je n’ai pas lu les 4500 pages, alors que certaines les ont lues.
Cela se passe de manière incroyable. Je ne peux pas y croire tellement c’est bien! Toutes les étudiantes sont motivées, participatives. Une implication formidable. C’est vraiment génial. Il n’y a plus un prof face à des étudiantes, il y a quelque chose de collectif et de totalement égalitaire.
Un jour, une étudiante m’a dit: «C’est la première fois qu’on fait quelque chose dont l’enseignant ne connaît pas l’issue.» Et, c’est vrai, on ne sait même pas s’il y en aura une, d’issue! On ne sera pas forcément beaucoup plus avancé au bout du semestre qu’au début. Et si l’affaire doit se résoudre, cela sera peut-être dans deux ou cinq ans! Je ne sais donc pas encore comment, à la fin du semestre, je vais leur dire au revoir. Parce que l’on n’aura probablement pas fini, et qu’elles vont pourtant devoir s’arrêter, alors qu’elles sont totalement impliquées.
Lorsque vous avez lancé ce séminaire, étiez-vous conscient d’aborder ces «enseignements innovants» prônés par l’UniNE ?
En fait, j’ai réalisé les implications pédagogiques possibles en voyant comment cela se passait ailleurs, puisqu’il y a des précédents à l’étranger. Mais c’est davantage mon esprit personnel de justice – je hais l’idée que quelqu’un puisse être condamné à tort – qui m’a amené à participer à la création du Projet Innocence. Et le séminaire est venu après la création du projet.
Quand vous étiez enfant, quel métier rêviez-vous de faire ?
La première fois que j’ai eu à m’exprimer à ce propos, à l’école secondaire, j’ai affirmé: je veux faire de la criminologie. Et on m’a dit: pourquoi, tu veux devenir un superflic? J’ai répondu: pas du tout ! Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de comprendre pourquoi la 2e génération d’immigrés connaît plus d’infractions que la 1re, par exemple. C’est ce genre de questions qui m’intéressaient déjà à l’école secondaire! Ensuite, j’ai fait du droit par élimination. Pour moi, le droit n’était pas un objectif en soi. Il était un moyen d’atteindre un autre but, la criminologie.
Et cette haine de l’injustice que vous mentionniez, savez-vous à quoi elle remonte ?
Oui, je crois. Je peux la faire remonter à des éléments familiaux. Je viens d’une famille très simple: une grand-maman illettrée, des parents non universitaires, mais très impliqués dans la lutte pour l’égalité homme-femme, ce qui n’était alors pas une évidence, très impliqués aussi dans ce qu’on voyait à l’époque comme la lutte des classes. Avec des engagements: par exemple, on ne consommait rien en provenance d’Afrique du Sud, jamais. Il était inconcevable pour mes parents de consommer quelque chose en provenance d’un pays pratiquant l’apartheid. Ma première pomme Granny Smith, je l’ai mangée quand les Etats-Unis ont commencé à en produire!
Et aujourd’hui, j’ai gardé cette approche. Je boycotte certaines choses. Par exemple, je ne vais jamais dans un pays impliqué dans un conflit armé: je me refuse à payer des taxes à un conflit quelconque…