Quand verra-t-on des campagnes pour la protection des sols agricoles, ou des collectifs citoyens défendre les vers de terre? Dans sa thèse de doctorat qu’il vient de soutenir à l’Université de Neuchâtel, l’ethnobiologiste Nicolas Derungs constate qu’en dépit des bases légales régissant en Suisse l’utilisation de ces terres qui nous nourrissent, la lente dégradation de leur fertilité se poursuit. A l’issue de cette recherche menée aux instituts d’ethnologie et de biologie, Nicolas Derungs appelle de ses vœux un vaste débat public et politique sur la question.
En Suisse, un mètre carré de sol par seconde est définitivement détruit par l’urbanisation. La dégradation de sa fertilité est moins connue. Elle est grave dans la région agricole du Seeland, elle est lente et localisée sur les autres terres cultivées. À titre d’exemple, l’érosion des sols arables dans la région du Frienisberg (BE) s’est élevée à 1969 tonnes de terre en 10 ans (0,75 t/ha/an). En certains endroits, un seul événement orageux intense s’abattant sur un sol en pente et dénudé de végétation conduit à une perte d’environ 40 t/ha (voire 100 t/ha).
Ces pertes demeurent plus élevées que le taux de formation naturel des sols. Ce phénomène est connu depuis les années 1960 par les scientifiques et les autorités publiques. Deux programmes de recherches nationaux (le PNR 22 et le PNR 68) ont d’ailleurs été menés pour répondre à ces préoccupations. L’alarme sonnée par les experts à la fin des années 1980 a permis d’introduire des bases légales dans les politiques publiques. Si ces mesures ont certainement contribué à ralentir la dégradation des sols, elles ne l’ont pas stoppée. Et aujourd’hui, les Offices fédéraux s’accordent à dire que les objectifs agroenvironnementaux n’ont pas été atteints.
Ce travail de recherche pointe deux raisons principales à cet échec. Premièrement, à l’heure des changements climatiques et de la chute de la biodiversité, les sols demeurent, dans l’humilité qui les caractérise, des milieux naturels peu publicisés. «Les sols ont toujours été les laissés pour compte de la protection de l’environnement, relève Nicolas Derungs. La société en parle et s’y intéresse peu, alors qu’ils nous nourrissent et nous supportent. Seuls certains scientifiques passionnés, munis de leur bêche, se sont mobilisés politiquement pour les défendre. Merci à la Société suisse de pédologie.»
D’un problème d’experts, la dégradation des sols est donc directement devenue un enjeu public, sans avoir mobilisé d’autres acteurs de la société civile. Or, pour améliorer leur protection, de nouveaux porte-parole doivent s’exprimer et être légitimement entendus, tels que des agriculteurs, des jardiniers amateurs, des artistes, des philosophes, ou encore des sociologues.
Deuxièmement, la dégradation des sols est étudiée depuis des décennies et des solutions sont proposées, mais principalement en termes techniques. L’agenda global de la recherche scientifique et la stratégie pour le développement durable élaboré par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) continuent à soutenir cette direction. Mais cette approche est facilement instrumentalisée par les groupes d’intérêts puissants.
«Ses faiblesses représentent en partie la cause de l’inefficacité des politiques agroenvironnementales, explique Nicolas Derungs. Une telle approche se focalise notamment sur les innovations et les mesures techniques qui pourtant peinent chroniquement à être acceptées par leurs destinataires. Elle conduit également à une dépolitisation des débats, alors que tous les experts s’accordent à dire que les blocages sont sociaux et politiques.» L’approche technique, si elle est dominante, empêche donc une véritable discussion de fond sur les dysfonctionnements de nos démocraties et de notre système économique.
En conclusion, ce travail de recherche engagé se présente comme un plaidoyer pour les sols en souhaitant que les mains pleines de terre deviennent le symbole d’une nouvelle mobilisation.
Revue de presse: