On peut partir de la lutte pour les droits des poules dans la production des œufs pour aboutir à un certain nombre d’interrogations et de conclusions beaucoup plus globalisantes… C’est ce qu’illustrera Philip Balsiger mercredi 1er novembre, à l’occasion de sa leçon inaugurale intitulée «La bouffe avant la morale? Sociologie de l'encastrement moral des marchés et de la consommation».
Il y a quelques années, c’est par exemple la production de foie gras et de cuisses de grenouilles qui focalisait l’attention des défenseurs des animaux. A l’heure de L214 et autres mouvements anti-viande, à l’heure du véganisme militant, on constate un crescendo impressionnant de morales intransigeantes quant au contenu de notre assiette. Le propos de Philip Balsiger est donc solidement en prise avec l’époque…
Au centre de votre leçon inaugurale à venir, le constat que les marchés n’existent jamais dans un vide moral, mais sont au contraire souvent le théâtre de luttes morales virulentes…
L’idée de base, notamment avec l’expression «la bouffe avant la morale» tirée d’une pièce de théâtre de Bertolt Brecht, c’est que ce qui compte avant tout, c’est d’avoir à manger, et que ce n’est qu’ensuite, éventuellement, qu’on pourra penser à d’autres choses plus nobles.
Lorsque j’ai commencé mon post-doc, j’avais réalisé une recherche sur les producteurs d’œufs en Suisse. Il y avait à l’époque toute une campagne qui visait les conditions d’élevage des poules en batterie: les milieux de la protection des animaux voulaient interdire cela. A l’époque, j’ai également analysé les réactions des producteurs, qui étaient persuadés que tout ce que voulaient les consommateurs, c’était des œufs bon marché: donc «la bouffe avant la morale».
Des sondages leur avaient démontré que c’était le cas. Mais les défenseurs des animaux voulaient démontrer quant à eux que les consommateurs pouvaient également être sensibles à ces questions. Le travail de sensibilisation qu’ils ont mené a clairement porté ses fruits.
On a l’impression aujourd’hui d’une vraie progression de la proposition inverse, «la morale avant la bouffe»…
Maintenant, des labels spécifient la qualité de l’élevage des animaux. Cela devient donc des catégories marchandes: on peut acheter plus ou moins moral. Ce qui n’est pas tout à fait nouveau, mais aujourd’hui, la palette des enjeux est beaucoup plus large et l’institutionnalisation de tout ce phénomène est plus grande: la morale dans le marché est devenue… un marché énorme, et cette tendance se décline dans tous les secteurs.
Une morale extrême par rapport à la nourriture, n’est-ce pas un luxe de société riche?
C’est clairement un phénomène qu’on retrouve principalement dans les pays occidentaux, c’est-à-dire des pays où la survie en tant que telle n’est pas vraiment un problème. D’ailleurs les consommateurs qui achètent ce genre de produits sont plutôt issus des couches aisées de la population. Et du coup, la manière dont les sociétés définissent ce que «manger éthique» veut dire, correspond aussi aux enjeux que ces milieux sociaux jugent importants: le bien-être animal, l'environnement, le local. Le risque est que cela exclut des populations qui n'ont pas les moyens d'acheter des produits éthiques, et qui vont alors être disqualifiées et stigmatisées par rapport à ces normes émergentes.
Comme chercheur, on doit être prudent afin de ne pas participer à ce processus, en pointant du doigt les problèmes d'exclusion que cela peut poser, en montrant qu'il existe d'autres conceptions possibles de la morale, et que toute conception morale peut être contestée.
Enfant, quel métier rêviez-vous d’exercer plus tard?
J’ai eu très envie d’être journaliste. Dans le sens d’explorer le monde, de chercher à comprendre, d’écrire… Mais à l’heure actuelle, c’est peut-être mieux d’être sociologue que journaliste!
Qu’est-ce qui vous passionne le plus dans les recherches qui sont les vôtres? Vous avez un regard plutôt moraliste, plutôt politique?
Plutôt scientifique. Ce qui m’intéresse surtout, c’est de comprendre comment se déroulent ces luttes morales, avec comme outil l’analyse sociologique, scientifique et aussi historique de ces processus. Evidemment, derrière cela, il y a aussi un côté militant, mais c’est plutôt une conséquence de mes recherches. Je ne suis pas venu à mes recherches par militantisme. Par contre, plus on étudie, plus on voit ce qui se cache derrière certaines choses, plus on développe son sens critique.
Un livre qui a participé à vous construire?
On the Road de Jack Kerouac. Un livre que j’ai découvert à l’adolescence et que j’ai relu plusieurs fois. J’aimais bien cette image du poète vagabond fauché, cette vie de bohème. Quelque chose que j’ai retrouvé ensuite dans un livre de Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages (Los Detectives salvajes). Ce sont des livres qui m’ont marqué. Est-ce qu’ils ont participé à me construire? Je ne sais pas. Ils m’ont surtout fait rêver, je crois.
En même temps, si vous n’avez pas vécu on the road, vous avez tout de même vu pas mal de pays! Vous avez quitté Langenthal pour aller étudier puis travailler à Genève, Paris, Florence, Lausanne, Cologne, New York…
Oui, j’avais envie de partir! Pas que j’aie eu une enfance malheureuse, mais je voulais voir autre chose. J’ai toujours aimé bouger, voyager, découvrir.
Quel est le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?
J’ai vraiment envie de faire découvrir des choses aux étudiantes et aux étudiants, stimuler et développer leur curiosité intellectuelle. Envie de leur faire voir le monde différemment. Je donne le cours d’introduction à la sociologie en première année et j’adore ça. Pour les étudiants, c’est la première fois souvent qu’ils voient le monde sous cet angle-là: le poids du social, les catégories sociales, le fait que ce qu’ils pensent être des choix personnels ne l’est pas nécessairement… C’est un peu déstabilisant pour eux. Et quand ils viennent tout à coup poser des questions pour aller plus loin dans leur réflexion, c’est vraiment gratifiant.
Quelle est la musique qui vous accompagne, par exemple en travaillant?
J’aime beaucoup la pop américaine, le rap et le R&B en particulier. Selon mon mari, je suis le plus grand fan blanc de Kanye West! J’aime aussi Solange Knowles, Frank Ocean. J’écoute beaucoup de choses très récentes.
On l’a dit, vous avez un parcours universitaire très international… Le souvenir d’un moment particulièrement fort pour vous dans le cadre universitaire, ici ou ailleurs ?
Si je dois choisir un seul moment, je dirais lorsque j’ai participé au Max Weber Programme à Florence. Un post-doc interdisciplinaire qui réunit des gens du monde entier pendant une année. Lorsqu’on fait un cursus académique, on est dans la spécialisation. Et là, c’était tout à coup très riche, très ouvert, avec des gens du même âge qui venaient du monde entier. L’occasion de rencontrer des gens avec des profils très différents, des historiens, des économistes, des juristes… Des rencontres très enrichissantes qui se sont parfois transformées en amitiés.
Mais en fait, je retrouve un peu cela ici: avec la MAPS, on est aussi dans le cadre d’une équipe interdisciplinaire, assez internationale et très soudée !