«Démocratie directe: bienfait ou fléau pour l'intégration politique des migrants?» Le titre de la leçon inaugurale d’Anita Manatschal utilise des mots forts et paradoxaux pour poser une problématique à l’actualité aussi brûlante que complexe. A suivre mercredi 13 décembre.
Il suffit de regarder les commentaires fleurissant sur les réseaux sociaux en marge des publications touchant à l’immigration pour comprendre à quel point le sujet semble échapper à la réflexion ces derniers temps. Si la politique, à droite comme à gauche, souffle souvent sur les braises de l’émotionnel pour en récupérer les effets, la science politique, elle, a pour objectif de privilégier l’analyse visant à une meilleure compréhension des phénomènes.
Quels exemples récents, selon vous, pourraient illustrer la démocratie directe en tant que «fléau» pour l’intégration politique des migrants?
L’initiative contre la construction des minarets ou contre «l’immigration de masse» en Suisse, mais aussi la votation récente du «Brexit» en Grande-Bretagne, ou le référendum contre la relocation des réfugiés en Hongrie, illustrent la face majoritaire de la démocratie directe. Par «majoritaire», je me réfère au fait qu’au moins 50% des votes sont requis pour atteindre une décision démocratique directe.
Le principe de la majorité absolue peut nuire aux groupes minoritaires à cause de leur sous-représentation numérique dans la population. Cela est d’autant plus vrai pour les étrangers parmi la population issue de la migration, qui n’ont pas le droit de vote – du moins au niveau national en Suisse, et dans la plupart des cantons et municipalités. Ces exemples récents corroborent ainsi la recherche existante qui prouve que les migrants sont particulièrement exposés au risque que la démocratie directe se transforme pour eux en «tyrannie de la majorité sur la minorité».
De l’autre côté de la «tyrannie de la majorité», donc le «fléau», vous voyez aussi des «bienfaits». C’est-à-dire?
Une autre face de la démocratie directe concerne sa nature mobilisatrice, éducative. La démocratie directe responsabilise les gens en leur donnant la possibilité de déterminer le destin politique de leur communauté. Plusieurs études montrent que la démocratie directe encourage ou «éduque» les citoyens à devenir plus actifs, ce qui mène à des niveaux plus élevés de participation civique.
Mes propres recherches montrent que la démocratie directe ne mène pas automatiquement à un désenchantement de la part des électeurs migrants vis-à-vis de la politique. Au contraire, comme pour les électeurs natifs, un usage fréquent de la démocratie directe semble encourager et stimuler les citoyens migrants issus de la première ou deuxième génération à devenir des électeurs actifs. Concrètement, une musulmane de Suisse peut se sentir attaquée par la votation contre les minarets, et d’un autre côté, avoir la volonté de participer aux élections et autres votations. C’est ce genre de bienfaits dus aux institutions politiques qui mérite, à mon avis, davantage d’attention scientifique.
A travers cette recherche, que souhaitez-vous dire ou démontrer?
Le débat public sur la migration est dominé par les émotions. Il est instrumentalisé par le populisme d’un côté, par l’idéalisme de l’autre… Il nous faut donc une recherche qui puisse produire des résultats objectifs – dans la mesure où l’objectivité est possible. Une recherche transparente qui ne soit pas influencée par la politisation du sujet. Mon approche est clairement empirique-analytique, et pas normative. Je ne cherche pas à dire si l’intégration est bonne ou mauvaise. Par contre, je vais analyser les différences entre les politiques des pays, des régions, et comment les institutions politiques peuvent aussi contribuer à l’intégration ou à la cohésion sociale.
Enfant, à Zurich, quel métier rêviez-vous d’exercer plus tard?
Pendant longtemps, j’ai voulu devenir médecin en Afrique. Et écrire des livres. D’une certaine manière, je suis restée fidèle à ce rêve: je possède un titre de docteur – pas en médecine, mais en sciences politiques – et j’écris des livres!
Qu’est-ce qui vous passionne le plus dans les recherches qui sont les vôtres?
Sur un plan général, la liberté de pensée sans limites, la quête de réponses à de nouvelles questions émergentes, et la remise en question permanente des acquis… Dans la recherche en politique des migrations, ce qui me passionne c’est de mieux comprendre ce qui tient nos sociétés contemporaines ensemble, alors qu’elles deviennent de plus en plus diverses, et ce qui les divise aussi. Comme politologue, je suis plus particulièrement axée sur les questions du pouvoir: inégalité de répartition du pouvoir, perte de pouvoir d’un côté et émancipation de groupes sociaux marginalisés de l’autre côté. Je m’intéresse surtout à comment des processus démocratiques comme par exemple des mobilisations politiques, ou la participation électorale, influencent ces dynamiques.
Le livre qui a participé à vous construire en tant que personne?
J’ai été marquée par plusieurs ouvrages au cours des différentes étapes de ma vie. Parmi les derniers, je citerais
Lean In de Sheryl Sandberg, un livre qui m’a fascinée en tant que professeure et mère d’une petite fille, et
The Campus Trilogy de David Lodge, qui m’a énormément amusée en tant que chercheuse.
Quel est le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?
Puisqu’il n’y a pas d’Institut de sciences politiques à l’Université de Neuchâtel, mais uniquement des cours ou des séminaires ponctuels, un de mes buts est de susciter chez les étudiants un véritable intérêt pour cette approche disciplinaire. Et qu’ils comprennent le sens de cette recherche empirique-analytique que nous avons évoquée juste avant. Plus généralement, il me tient à cœur de stimuler la curiosité intellectuelle et l’esprit critique des étudiants. Et également d’encourager leur indépendance et leur autonomie dans leur travail et dans l’analyse scientifique. Ce sont toutes des capacités essentielles pour leur parcours professionnel et humain.
Quelle est la musique qui vous accompagne en général?
La musique qui me touche le plus c’est la musique typique de différents coins du monde, comme par exemple la musique latine de Juan Louis Guerra, le flamenco de Carmen Linares, la musique balkanique de Goran Bregovic, le klezmer de Giora Feidman, etc. Sinon, ma musique cet automne, c’est le groupe Muse. Et quand je fais du sport, j’écoute de la musique électronique.
Un temps fort qui vous a marquée dans le cadre de la vie académique – en tant qu’étudiante, en tant que chercheuse ou en tant qu’enseignante?
Mon éducation universitaire et doctorale aux Universités de Zurich et Berne m’a enseigné énormément de choses et m’a ouvert la porte à la recherche académique. Mais ce qui m’a probablement marquée le plus, ce sont mes études et mes recherches à l’étranger. J’ai eu la chance de travailler à Quito en Equateur, à Florence en Italie, ou à Berkeley en Californie, et de découvrir ainsi une incroyable richesse d’approches scientifiques, qui m’a fortement inspirée. La perspective change selon l’endroit du globe où l’on se trouve, de même que les priorités et les façons de faire. A Quito par exemple, c’était vraiment la perspective du Sud, qui s’oppose à la perspective dominante du Nord… En tant que scientifique, on a beau rechercher l’objectivité, on travaille quand même dans un contexte particulier. Pour un chercheur, la mobilité internationale est donc indispensable de temps en temps.
Comme temps fort, je dirais aussi… faire de la recherche migratoire à l’Université de Neuchâtel. Ici, je ne ressens aucun dogmatisme qui immobiliserait l’inspiration scientifique. La diversité d’approches est vraiment appréciée et exploitée de manière créative.