Du curcuma pour traiter des plaies, des extraits à base de curare comme relaxant musculaire, ou encore du safran pour soulager la dépression. Les ingrédients issus de la médecine traditionnelle séduisent l’industrie pharmaceutique. Mais avec quelles contreparties pour les peuples à l’origine de ces savoirs ? Doctorante à l’Institut de droit de la santé, Leila Ghassemi aborde cette épineuse question dans une thèse réalisée sous la direction du professeur Olivier Guillod, travail qu’elle vient de soutenir à l’Université de Neuchâtel.
«En Afrique et en Asie, on estime que 80% de la population dépend de savoirs médicaux traditionnels pour se soigner», relève d’emblée Leila Ghassemi. Ce constat explique l’intérêt des firmes pharmaceutiques pour utiliser ces savoirs, en identifiant, souvent dans des plantes, les molécules responsables de vertus que les peuples autochtones connaissent bien.
Ainsi en est-il du curcuma, très populaire dans la médecine ayurvédique de l’Inde. «Il est utilisé pour le traitement des plaies, mais on lui reconnaît aussi des propriétés contre la maladie d’Alzheimer, voire même contre certaines tumeurs cancéreuses», illustre Leila Ghassemi. Autre exemple : les populations autochtones de l’Amazonie empoisonnent leurs flèches avec une sève tirée d’une liane. Son principe actif, un curare, a ainsi mené à la synthèse d’un relaxant musculaire.
Reste que les populations à la base du savoir ayant permis la fabrication de nouveaux médicaments semblent peu protégées par la législation commerciale. Au niveau international, aucune loi n’interdit l’usage de ces savoirs par l’industrie. Il y a bien l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touche au commerce (ADPIC). «Mais il ne prévoit rien pour la protection des savoirs traditionnels détenus par les populations autochtones, constate Leila Ghassemi. Sous l'angle de l'ADPIC, ces savoirs font donc partie du domaine public à moins qu'ils ne soient gardés secrets. Ce qui n'est souvent plus le cas.»
Des possibilités de protection des droits existent tout de même. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones est l'instrument le plus complet en la matière. Elle a été adoptée par une grande majorité des Etats, mais demeure non contraignante. Depuis 2014, le Protocole de Nagoya invite les Etats membres au consentement préalable des populations autochtones, ainsi qu’au partage juste et équitable des avantages découlant de l'accès et de l'utilisation de leur savoir traditionnel, tout en respectant leurs droits coutumiers.
Il existe donc en vertu de ce protocole, un moyen d’établir des accords d’accès et d’utilisation entre la partie qui fournit et la partie utilisatrice de ces savoirs traditionnels. Cependant, les détenteurs originaux, c’est-à-dire les peuples autochtones, n’ont pas les moyens de tracer l’utilisation de leur savoir, notamment lorsque celui-ci est absorbé dans une invention brevetée. La déclaration de l’origine du savoir dans le brevet permettrait aux détenteurs d’identifier l’utilisation de leur savoir par des tiers et d’engager des négociations en vue d’un partage des avantages.
La liste des pays n’ayant pas souscrit au Protocole de Nagoya laisse toutefois songeur : ainsi les Etats-Unis, le Canada, la Russie, pour ne citer que quelques exemples, ne l’ont même pas signé. Alors que la Chine et l’Inde l’ont ratifié.
Pour améliorer l’équilibre entre les parties, Leila Ghassemi appelle de ses vœux la création d’un instrument international prévoyant expressément la protection des savoirs traditionnels des peuples autochtones.
«Les négociations sont en cours depuis plus d'une vingtaine d'années au sein de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Cet instrument devrait obliger les utilisateurs des savoirs traditionnels à déclarer l'origine du savoir, ainsi que l'obtention du consentement préalable dans le brevet. Certains pays ont introduit la déclaration d'origine dans leur loi sur les brevets, leur loi sur la nature ou sur la biodiversité. Cependant les modalités demeurent très disparates.»