No 144, août - septembre 2017

Communauté

«La théorie, ce n’est pas décoratif!»

Rencontre avec Laure Kloetzer, professeure assistante en psychologie socioculturelle

Laure Kloetzer

La recherche, chasse gardée d’une élite? Laure Kloetzer, professeure assistante en psychologie socioculturelle, casse cette image en proposant, le 11 octobre, une leçon inaugurale intitulée «Vers une science citoyenne? Participation des amateurs à la recherche scientifique, dynamiques sociales et apprentissages informels».

Pouvez-vous nous donner les grandes lignes de votre leçon inaugurale?
Ma démarche de travail sur les sciences citoyennes s’insère dans une réflexion plus large sur les changements de rapports entre les chercheurs et les citoyens, entre l’Université et la Cité. Et donc dans une réflexion sur la recherche en tant qu’instrument de réflexivité et de transformation sociale.

Du coup, tout un ensemble de mes recherches entre dans le cadre de démarches collaboratives. Je cherche à construire des cadres de participation avec différents acteurs: j’ai travaillé avec des artistes, des aides-soignantes, des ouvriers, des équipes de direction, des prêtres…

La question des sciences citoyennes s’inscrit dans une tradition, vivifiée par l’usage général d’Internet: elle naît dans un mouvement qui a commencé notamment avec un développement du projet SETI ("Search for Extra-Terrestrial Intelligence") en 1999, développement qui consiste à utiliser des milliers d'ordinateurs privés pour analyser les masses de données récoltées dans la quête de la vie extra-terrestre. Un projet de «volunteer computing», donc de calcul distribué, qui a eu énormément de succès.

Avec SETI, la recherche utilisait un outil, l’ordinateur. Or vous parlez des personnes…
J’ai beaucoup travaillé avec la communauté BOINC (Berkeley Open Infrastructure for Network Computing), une plateforme de calcul distribué. Ce qu’on voit, c’est que derrière l’outil technologique, et derrière le projet proposé par les concepteurs, émerge une communauté online constituée par la participation conjointe au projet.

Ce qui est intéressant, c’est que cette communauté va créer par elle-même une dynamique autour du projet. Les communautés sont souvent nationales et créent des compétitions entre elles, appelées «raids». Elles développent donc des mécanismes de jeu autour du calcul distribué. La «gamification» vient de la communauté et non pas des scientifiques à l’origine du projet! Les chercheurs ont leurs propres motivations – ainsi le manque de moyens financiers, qui leur impose de faire appel au calcul distribué – mais ensuite, les communautés s’approprient ces projets et en font autre chose.

Dans ma leçon inaugurale, j’évoquerai probablement le cas de ces météorologues qui ont lancé une recherche sur le changement climatique. Pour compléter leurs relevés météo terrestres, ils ont eu l’idée de numériser les journaux de bord de la marine britannique depuis le 19e siècle, puis ont lancé un projet de science citoyenne en demandant à des non-scientifiques de les retranscrire. Là où l’histoire devient intéressante, c’est que ce projet, initié par des météorologues, est alors aussi devenu un projet d’historiens amateurs. Parce que la communauté en question s’est finalement plus intéressée à l’histoire des bateaux de la Royal Navy qu’aux relevés météo! Une dynamique est née de la communauté elle-même. Ce sont ces processus qui m’intéressent.

Enfant, quel métier rêviez-vous d’exercer plus tard?
Je crois que j’ai toujours voulu être chercheuse, mais sans le savoir: dans mon milieu, ce n’était pas «sérieux» de faire de la recherche! J’ai donc une carrière de chercheuse buissonnière. J’ai fait des études dans une grande école en France. Puis en parallèle de mes études en sciences cognitives et de ma thèse, j’ai mené des recherches de terrain dans un petit cabinet de conseil. J’ai même passé du temps au département Recherche & Développement d’une multinationale… Mais le milieu académique offre le meilleur espace de liberté et de création.

Ce qui vous passionne le plus dans les recherches qui sont les vôtres?
D’abord le fait d’aller voir. Une situation est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. J’ai donc commencé par me doter des moyens de comprendre des situations complexes, et par développer des méthodes un peu alternatives pour voir les choses autrement. Avec l’idée très vygotskienne (du psychologue Lev Vygotski) que si l’on voit les réalités sociales autrement, et ensemble, on a des possibilités d’actions autres sur ces réalités. Il y a une connexion entre l’intérêt pour la complexité et l’envie de transformer les choses.

Un livre qui a participé à vous construire?
A la jonction de mon adolescence et de mon engagement dans la recherche, il y a «Il était une fois l’ethnographie», de Germaine Tillion, l’une des fondatrices de l’ethnographie française. Et également une autre de ses œuvres, «Le Verfügbar aux Enfers». Il s’agit d’une opérette qu’elle a écrite dans le camp de Ravensbrück, camp de concentration réservé aux femmes. En mettant en scène de façon comique les mécanismes d’oppression du camp, en tournant en dérision la situation, elle a tenté d’aider les détenues à tenir le coup en les aidant à comprendre.

Quel est le moteur qui vous anime dans le cadre de votre enseignement?
Accompagner les étudiants dans la construction de leurs outils de pensée face à un monde qui est complexe, mouvant, stressant. Je mets sur pied des dispositifs qui les amènent à s’impliquer dans la réalité sociale. Par exemple, le cours «Psychologie et migration» propose une partie théorique et une partie théâtrale, avec la création de saynètes. Parce qu’il y a une appropriation différente de la connaissance quand on est amené soi-même à créer des choses.

Avec le professeur Antonio Iannaccone, de l'Institut de psychologie et éducation, nous avons également monté cette année un projet pédagogique innovant, «Tiers-Lieu», qui amène les étudiants à développer des projets de bricolage pour les enfants, en collaboration avec des associations de Neuchâtel. Ce projet mêle dimension scientifique et dimension sociale. Les étudiants y apprennent une chose très importante: la théorie, ce n’est pas décoratif. La théorie sert à penser et à agir.

On a la chance d’être dans une petite université qui est très dynamique, avec des espaces de collaboration et d’expérimentation. A chaque fois que l’on fait appel à la créativité des étudiants (même si je me méfie du mot «créativité»), à chaque fois qu’on leur laisse la liberté d’apporter quelque chose de leur univers, on obtient des résultats qui sont magnifiques.

Quelle est la musique qui vous accompagne, par exemple en travaillant?
Il y a dix ans, je travaillais en musique. Et maintenant il me faut du silence. Ou alors des musiques qui se rapprochent du silence. Par exemple les compositions d’Alain Kremski. Ou Schumann, parce qu’il y a aussi beaucoup de silence entre les notes! J’aime aussi le groupe local Nørn, un groupe vocal qui fait notamment un travail sur des langues imaginées. Et dans un autre registre… Noir Désir.

Le souvenir d’un moment particulièrement fort pour vous dans le cadre universitaire?
Les moments forts sont toujours des histoires de rencontres. Il y a pour commencer la rencontre avec Dan Sperber, anthropologue, linguiste, psychologue cognitif qui m’a acceptée dans son laboratoire alors que je n’avais pas exactement à l’époque un profil de chercheuse. De même, Yves Clot, avec qui j’ai fait ma thèse au Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris, m’a ouvert les portes de son équipe. La recherche est d’abord une rencontre, avec soi-même, avec l’autre sur un terrain, avec des collègues qui nous apprennent des choses... J’espère pouvoir offrir la même chose à nos étudiants: des espaces dans lesquels ils vont pouvoir grandir.

Bio express
Laure Kloetzer a obtenu un DEA en sciences cognitives de l’EHESS/Ecole Polytechnique/Université Paris 5 en 1998, puis un doctorat en psychologie du travail du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), à Paris. Post-doctorante au laboratoire TECFA (Technologies de Formation et d’Apprentissage) de l’Université de Genève, elle est ensuite retournée au CNAM pour y travailler comme maître de conférences en psychologie et comme chercheuse associée au Centre de Recherches sur le Travail et le Développement (CRTD). Elle collabore avec l’Université de Neuchâtel depuis 2015.

Ses domaines de recherche
Le développement tout au long de la vie, l’apprentissage social et technologique, l’analyse psychologique des activités langagières ou dialogiques, les méthodologies de recherches collaboratives.

Infos pratiques
Leçon inaugurale de Laure Kloetzer: mercredi 11 octobre 2017 à 18h15, Aula du bâtiment principal (Av. du 1er-Mars 26).

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