Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει. (2)
Un grand helléniste, philologue et érudit nous a quittés le 25 mars 2016.
Jean Walter Spoerri (1) est né à Colmar, le 2 décembre 1927, où il obtient le grade de Bachelier ès lettres au Lycée Bartholdi (3), au lendemain de l’occupation allemande, en 1945. Il poursuit ses études aux Universités de Strasbourg et de Bâle, dans le domaine de la philologie classique et des mathématiques. En 1953, il soutient à Bâle une thèse très remarquée, élaborée sous la direction de Peter Von der Mühll. L’ouvrage paraît en 1959 sous le titre Späthellenistische Berichte über Welt, Kultur und Götter : Untersuchungen zu Diodor von Sizilien dans la prestigieuse collection des «Schweizerische Beiträge zur Altertumswissenschaft» (4). De 1955 à 1961 il est assistant scientifique au séminaire de philologie classique de l’Université de Hambourg, sous la direction du grand philologue Bruno Snell. Il collabore alors au Lexikon des frühgriechischen Epos dépendant du centre de recherches «Thesaurus linguae graecae» fondé par son maître en 1944 à Hambourg. Il prépare une thèse d’habilitation qu’il achèvera, mais ne pourra soutenir ; c’est qu’entre-temps il avait été appelé à l’Université de Neuchâtel en 1961 pour succéder au professeur Georges Méautis. Ce travail académique intitulé Untersuchungen zur babylonischen Urgeschichte des Berossos und zu den Turmbausibyllina demeure malheureusement inédit (5). Après une année de fonction en tant que professeur extraordinaire, il est promu titulaire de la chaire de langue et de littérature grecques qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1993. Il continuera, pendant plusieurs années encore, à offrir aux étudiants de lettres et de sciences un cours magistral sur les mathématiques anciennes, grecques, égyptiennes et mésopotamiennes.
Ses recherches, menées dans des domaines très variés, aboutissent à la publication d’une quantité impressionante de conférences et d’articles dans des revues scientifiques, des actes de colloques, des mélanges et des encyclopédies prestigieuses, en Suisse et à l’étranger. Les nombreuses notices rédigées pour le Lexikon der alten Welt et Der kleine Pauly, puis les longs articles du Reallexikon für Antike und Christentum (Hekataios von Abdera) et du Dictionnaire des philosophes antiques (Callisthène d’Olynthe et Douris de Samos) ont la valeur de références incontournables. Ses articles, ses interventions développent pour une part certains thèmes abordés dans sa thèse sur les sources cosmogoniques et zoogoniques de Diodore, pour en préciser et développer le sens. Il a aussi travaillé, avec la même acribie, sur divers auteurs, philosophes ou poètes : Proclos, Aristote, Callinos. Il convient de mentionner encore ses travaux historiographique sur Charles Prince (6), le premier professeur de philologie classique de l’Académie de Neuchâtel, et sur le retable d’Isenheim (7).
Sa formation de mathématicien a donné à ses travaux historiques et philologiques une orientation qui le conduisait naturellement à la recherche de la précision et de l’exhaustivité. Sur un mode plaisant, ses étudiants ont pu parfois suggérer que la rectification d’une erreur dans les dates, d’une faute dans les textes ou d’une opinion insuffisamment fondée participait au rétablissement d’un ordre du monde quelque peu ébranlé (8). Ses connaissances bibliographiques étaient proprement inouïes et suscitaient chez ses étudiants l’admiration, mais aussi la conscience de la distance qui les séparait du maître. Pourtant, sa profonde gentillesse lui interdisait de formuler des exigences impossibles et le maintenait sur le terrain des encouragements.
Comme philologue classique, il a contribué singulièrement au rayonnement international de notre Université. Ses travaux sont unanimement célébrés pour l’immense érudition qui les sert. Comme professeur, Walter Spoerri s’est réjoui d’avoir formé des générations d’hellénistes, devenus à leur tour professeurs, même au Collège de France...
Jean-Pierre Schneider
Professeur associé (grec ancien)
(1) On trouvera un «Hommage à Walter Spoerri» du professeur André Schneider dans Le Théâtre antique et sa réception. Hommage à Walter Spoerri, Frankfurt am Main etc., 1994, p. 7-8.
(2) Cette célèbre première phrase de la Métaphysique d’Aristote (“par nature tous les hommes désirent connaître”) est citée par W. Spoerri dans «Médecine et formes de connaissance chez Aristote. Métaph. A 1», dans : Hippokratische Medizin und antike Philosophie, Hildesheim etc., 1996, p. 199.
(3) De 1940 à 1944, les Allemands renommèrent l’établissement “Martin-Schongauer-Gymnasium”, du nom du grand peintre et graveur de Colmar (seconde moitié du XVe s.), dont la statue, à Colmar, est l’oeuvre d’Auguste Bartholdi...
(4) W. Spoerri avait eu la joie de constater que certaines de ses thèses sur l’évhémérisme avaient rencontré un écho favorable dans un travail récent sur Diodore de Mme A. Cohen-Skalli (Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique. Fragments, t. I, Livres VI-X, Paris, Belles Lettres, 2012, p. 13 sqq.).
(5) L’ouvrage est parfois cité dans des monographies allemandes. Le texte a peut-être été consulté à la bibliothèque de l’Université de Hambourg ; à moins que la référence n’ait été empruntée à l’article « Beros(s)os » de W. Spoerri dans Der kleine Pauly. Mme Alexandra Trachsel, privat-docent à l’Université de Hambourg, me signale qu’elle ne trouve pas trace de ce document (05.04.2016).
(6) Histoire de l’Université de Neuchâtel, Neuchâtel/Hauterive, t. I, 1988, p. 383-414.
(7) D. Knoepfler (éd.), Mnêma pour Georges Méautis, Neuchâtel, 1991, p. 65-76 et 115-133.
(8) Sur cet aspect de la personnalité intellectuelle de W. Spoerri – et plus sérieusement –, on verra les remerciements de F. Chamoux à son réviseur dans le premier volume de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile paru aux Belles Lettres en 1993, p. VI.