Jacques Mercanton, serait-il aujourd'hui en vie, ouvrirait avec surprise, vexé peut-être, le "Dictionnaire suisse romand". C'est pourtant un livre remarquable paru aux Editions Zoé. II réunit et commente un millier de mots. Ce vocabulaire semble français, à première vue, mais il n'appartient qu'au territoire délimité par le Rhône, la Sarine et le Jura, où l'on dit "foutimasser" et "s'encoubler".
Mercanton avait le particularisme en horreur. Vaste, exigeante, européenne, la vision du romancier de "L'Eté des Sept-Dormants" le porta à s'exprimer dans le français que nous appelons classique. II ne s'encoublait pas. Il n'a jamais foutimassé.
Mercanton n'aurait pris aucun plaisir à ces opuscules, ces hâtifs lexiques régionaux qu'on vend périodiquement comme des petits pains ou des salées au sucre, avec des mots du terroir qui font rire et pleurer dans les chaumières, "faire schmolitz", "une panosse", "la tiaffe". Mon Dieu que c'est joli de voir imprimées ces expressions d'ici.
Le "Dictionnaire suisse romand" est un livre d'un tout autre niveau. La tiaffe est là ("neige sale et fondante"), mais après un gros travail scientifique. Le public dispose enfin d'un ouvrage de consultation sérieux. Sa parution semble presque mraculeuse tant nous sommes habitués, avec les dictionnaires, qu'il s'agisse de celui de l'Académie française ou du Glossaire des patois romands, à des élaborations interminables. Depuis un siècle, um seul homme, en Suisse romande, avait poursuivi des recherches en profondeur de A jusqu'à Z: un instituteur de Neuchâtel, William Pierrehumbert (1886-1940). Les citations qu'il rassembla remontent au Moyen Age.
L'ouvrage qu'il publia en 1926 aurait dû lui valoir doctorats et statue. Mais c'était un instituteur. Les universitaires l'ont regardé de haut. Et par modestie, ce livre qui fut longtemps l'unique lexique pratique et sûr des expressions propres à 1'aire romande, avait été intitulé "Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand". Certains crurent qu'il s'agissait d'un glossaire de patois. L'adjectif "neuchâtelois" paraissait restreindre la matière.
Le Pierrehumbert se trouvait encore en stock un demi-siècle après sa sortie de presse. Ainsi ai-je pu l'acheter neuf. J'y ai souvent controlé des mots spécifiques de notre langue vernaculaire, ceux que de temps à autre on glisse dans une chronique parce qu'ils paraissent d'une justesse et d'une saveur que rien, dans le français réputé correct, ne peut égaler. "Bringuer", c'est autre chose, plus court et mieux qu'"ennuyer avec des discours rabâchés".
Voici donc que l'excellent «Dictionnaire suisse romand», couvrant "les particularités lexicales contemporaines de la Suisse française", succède au Pierrehumbert. Dirigé par le professeur Pierre Knecht, fruit d'une coopération internationale, événement culturel majeur, ce bouquin est parfaitement actuel. Les mots, avec commentaire historique ou répartition par régions, relèvent d'un usage démontré entre 1970 et 1995.
Une part appréciable des citations viennent du "Nouveau Quotidien". Sans le savoir, dans le feu de l'actualité, notre rédaction, comme 24 heures, L'Hebdo ou L'Express, n'a cessé, en "couratant", d'alimenter d'exemples le répertoire des linguistes. Le mot "Sonderfall" est entré dans le vocabulaire romand. Nous parlons d'une "syndique", d'une "doctoresse". Nos caissiers ne procèdent pas à une clôture des comptes mais à un "bouclement". Nous payons avec des "borromini" (nom invariable).
Autre source majeure de ce dictionnaire, des écrivains comme Chappaz, Corinna Bille, Chessex ou Anne-Lise Grobéty, artistes du mot coruscant et charnu, ont nourri la lexicographie de parfums, d'objets courants, d'expressions populaires recueillies dans leur écoute avide du monde qui les entourait. L'abondance des citations de ces poètes élève ce répertoire au rang d'une anthologie de l'enracinement. Aux antipodes du folklore il s'agit là d'un processus de revigoration. La littérature a donné une légitimitation rayonnante à notre parler quotidien.
Mais que viennent faire ici, demanderez-vous, Jacques Mercanton et son langage qu'il voulait français, rien que français, ne relevant en rien d'une littérature romande dont il alla jusqu'à nier qu'elle pût exister? Eh bien, il a fallu que l'artisan principal du "Dictionnaire suisse romand" fût un frère étranger, un Québécois, le linguiste André Thibault, pour repérer chez le plus classique de nos écrivains des vocables très suisses. Voici Mercanton usant du mot "galetas", qui laisse un Hexagonal pantois. On "déjeune" à l'aube. Pour "frapper à la porte", dans "L'Eté des Sept-Dormants", le romancier écrit: "On heurtait". Pour un Parisien, c'est se taper la tête contre un mur.
Régionalismes voulus? Pensez donc! Le Lausannois, derrière l'Européen, s'est abandonné par mégarde à une expression toute naturelle. L'éditeur relecteur que je fus n'y vit que du feu. L'uvre n'en perdit pas une once de sa grandeur.
BERTIL GALLAND
Le Nouveau Quotidien
Vendredi 16 janvier 1998
Par André Thibault, Pierre Knecht, Gisèle Boeri et Simone Quenet. Editions Zoé, Genève. |