Le parler régional reçoit des lettres de noblesse

Le mot "quinter" ne figure pas dans le Robert, mais c'est un mot neuchâtelois. On le trouve, avec un millier d'autres, dans le tout récent "Dictionnnire suisse romand". Cet ouvrage consacre aussi la place remarquable de Neuchâtel dans l'étude des parlers locaux en Suisse romande.

On ne va pas bringuer sur le nombre exact de mots que contient ce nouveau dictionnaire: il y en a plus de mille. Et si vous l'avez entre les mains un jour qu'une cramine vous retiendra à la chotte, sûr que vous ne serez pas badge après une heure de lecture. Vous reposerez le livre sur un tablard pour le reprendre plus tard, bien content de vous être cordé un si bonnard moment de lecture.

En empruntant quelques termes bien de chez nous, voilà ce qu'on pourrait déjà dire du "Dictionnaire suisse romand" qui vient de paraître. Il est d'ailleurs déjà épuisé, mais une nouvelle édition est promise pour les derniers jours de l'an.

Certains mots, souvent entendus dans le langage ordinaire des Neuchâtelois ou de nos voisins romands, sont étonnants à découvrir noir sur blanc dans un ouvrage savant truffé de citations et de références. Ainsi appondre (joindre), un beugne (contusion), un capet (casquette), faire la meule (importuner), une crevée (gaffe), criser (rager), la moque (d'un morveux), le glinglin (auriculaire). Mais aussi s'abéquer (se jucher), une astiquée (volée de coups, état d'ivresse) baster (céder), daube (folle), étours (vertiges), lolette (petite tétine), lutrin (support pour partition), cougné (tassé, serré), crêt (pente raide), butin (effets quelconques), etc.

Poutzer le stamm

On y trouve bien entendu tous les fameux germanismes assimilés comme poutzer (nettoyer), knepfles ou knepfes (ou plus directement knöpflis, pour les dites boules de pâte), chiber ou chibrer (et tous les mots lies au jass), stamm (local de réunion), mais aussi des emprunts moins connus comme chablon (pochoir, patron), qui vient de l'allemand Schablone, lui-même venant du néerlandais schampelun, lui-même du français échantillon!

Enfin, ce dictionnaire précise aussi quand les mots sont essentiellement ou typiquement locaux. Exemples plutôt neuchâtelois: la bondelle et la palée (poissons de nos lacs), une miche (petit pain), un ouvrier (surface de vigne), et la fameuse torrée. Exemples plutôt jurassiens: arsouiller (gronder), un bouset (bouse de vache) chaud (fâché), des cramias (feuilles de pissenlits), les floutes (specialité gastronomique), une fôle (conte, récit), et des nailles (amandes enrobées de sucre).

"Dictionnaire suisse romand", éd. Zoé 1997 (Genève), 854 p.

                                                                                                                                                                     

RÉMY GOGNIAT

L'Express

Lundi 22 décembre 1997


Une très grande lignée

Un élève utilisant le mot "tablard" dans une dissertation sera-t-il mal noté? "Je ne compterai pas cela comme une faute" nous a dit Eddy Koch, professeur de français à La Chaux-de-Fonds. "Mais je signalerai à l'élève que le mot n'est pas français à proprement parler." Aucune directive officielle n'interdit effectivement l'emploi du parler régional à l'école. "C'est affaire d'ouverture, de souplesse ou de rigueur de la part du maître", selon André Aubry, directeur du Centre de perfectionnement du corps enseignant.

Reste que le Centre de dialectologie de l'Université de Neuchâtel est peu connu hors des cercles spécialisés. "A ma connaissance", nous a déclaré son ancien directeur Pierre Knecht, "l'école de Neuchâtel n'en tire pas parti."

Pourtant, que de services les Neuchâtelois ont fourni au langage! Au français d'abord, en l'adoptant dès le XVIIe siècle comme langue de conversation dans la bonne société, certes au détriment du patois. D'où la réputation flatteuse qu'on prête parfois aux habitants de ce canton de parler un des meilleurs français! Comme canton protestant, Neuchâtel a aussi favorisé l'étude du français plus que les cantons catholiques en encourageant la lecture de la Bible. Ce fait est probablement la raison qui explique pourquoi seuls les cantons protestants (à l'exception de Fribourg) ont publié des dictionnaires correctifs au cours du XIXe siècle.

Mais les Neuchâtelois se sont aussi bien rachetés à l'égard du patois en défendant fermement les parlers régionaux.

Ainsi en 1878 à 1'Académie de Neuchâtel, Cyprien Ayer propose un cours sur les patois romands. En 1926 paraît le "Dictionnaire du parler neuchâtelois" de l'instituteur des Montagnes neuchâteloises William Pierrehumbert, ouvrage encore toujours cité en référence. Et à la même époque les Neuchâtelois Louis Gauchat et Jules Jeanjaquet fondent le monumental "Glossaire des patois de la Suisse romande".

RÉMY GOGNIAT

L'Express

Lundi 22 décembre 1997


Il explique les mots sans les imposer

Le "Dictionnaire suisse romand" ne recense pas seulement des mots et des expressions. Il situe chronologiquement leur usage dans la littérature, dans les journaux, mais aussi dans la langue orale entendue à la radio, à la télévision, dans la rue ou au café. Il caractérise le parler romand non seulement par rapport à celui de la France, mais aussi en référence au reste de l'espace francophone. Il donne enfin des indications multiples sur l'origine des mots et la localisation de leur usage.

Contrairement à beaucoup de dictionnaires qui sont à la fois descriptifs {ils enregistrent les usages) et normatifs (ces usages sont versés au patrimoine de la norme à suivre), celui-ci ne se veut que descriptif. II enregistre ce qui se dit ou s'écrit, et à l'exception des termes officiels, il ne prescrit pas ce qui doit se dire ou s'écrire.

A la fois savant par ses références, à la fois très accessible par sa présentation facilitant la lecture, cet ouvrage intéressera probablement un large public.

Créé à partir des 120.000 fiches disponibles au Centre de dialectologie et d'étude du français régional de l'Université de Neuchâtel, ce dictionnaire a été conçu et rédigé par André Thibault, un grand spécialiste des parlers régionaux galloromans. Québécois, l'auteur a été ainsi à même de mieux repérer les nombreux régionalismes que nous utilisons en croyant qu'il s'agit de français standard.

André Thibault a travaillé sous la direction de Pierre Knecht, l'ancien directeur du Centre de dialectologie qui fut également l'un des rédacteurs du "Glossaire des patois de la Suisse romande", avec la collaboration de Gisèle Boeri, Simone Quenet et d'une trentaine d'autres personnes.

 

RÉMY GOGNIAT

L'Express

Lundi 22 décembre 1997

Eclairage: Respect des mots

Paradoxalement, l'homme aime la norme qui le rassure mais déteste la contrainte qui brime sa volonté d'ouverture. Dans le langage comme ailleurs.

Ainsi on se réfère à la loi académique pour choisir le mot correct. Mais pour enrichir le langage, rien de tel que de folâtrer dans les pâturages patois de nos ancêtres ou de batifoler avec l'argot cru de nos rues.

Un dictionnaire est un instrument de liberté. Il dit la norme pour qu'on sache quand on la dépasse en même temps qu'il nous ouvre sur l'infinie diversité du langage.

La différence est souvent déstabilisante. Mais d'autant plus enrichissante.

Dans le langage comme ailleurs.

Rémy Gogniat

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