Que se cache derrière le volumineux dictionnaire que publie Zoé? Deux lexicographes qui ont en commun de ne pas être nés en Suisse romande. Interview et portraits croisés.
«Chaque éditeur rêve de publier un jour la Bible et un dictionnaire», lance avec humour Marlyse Pietri. La Bible attendra. L'autre partie, profane, du rêve éditorial est en revanche sur le point de se réaliser. Le 4 décembre au matin, Zoé investit les librairies avec un gros volume de près de 900 pages, «solide, maniable et facilement lisible». Sur la couverture de ce premier Dictionnaire suisse romand, une photo satellite de la Suisse romande, ainsi que les noms du rédacteur et producteur délégué de l'ouvrage, André Thibault et Pierre Knecht. Rencontre au Centrre de dialectologie de Neuchâtel avec deux lexicographes particulièrement comblés.
- Votre qualité de francophone de l'extérieur vous a permis, André Thibault, de repérer de nombreux régionalismes inconscients, comme il est précisé dans la préface. Expliquez-nous ça.
André Thibault: - Mon origine canadienne m'a aidé en effet lorsqu'il s'est agi de collecter des expressions que les Romands utilisent en étant persuadés qu'elles appartiennent au français standard. Quand j'étais encore à l'Université Laval de Québec, une collaboratrice scientifique originaire de Suisse romande travaillait sur un dictionnaire semblable à celui que nous publions aujourd'hui. Comme quoi dans les équipes de ce genre, il est utile d'avoir des personnes de l'extérieur, surtout pour les mots dont la forme se retrouve dans les autres pays francophones. Je consacre par exemple un article particulièrement long au verbe gicler dont l'amplitude sémantique et syntaxique est importante en Suisse romande, alors qu'ailleurs ses emplois sont beaucoup plus restreints.
- Les exemples donnés dans chaque article sont effectivement nombreux. Mais ne le sont-ils pas trop parfois?
A.T.: - Le fait que je suis un étranger et que j'ai dû, par la force des choses, aborder beaucoup de mots en néophyte, explique sans doute le fait que j'aie mis tant d'exemples. C'est en les multipliant que l'on finit par voir le mot s'animer sous nos yeux; on plonge dans la matière elle-même. Elle est suffisamment riche pour ne pas se contenter d'une définition résumée en deux lignes.
Écoutez-vous aujourd'hui d'une oreille différente la langue qui est la vôtre?
A.T.: - C'est une bonne question! J'ai gardé une relation assez étroite avec mon pays. Tous les ans, je vais passer quelques semaines chez moi et j'ai des amis québécois qui viennent me rendre visite à Bâle. En Suisse alémanique, tout le monde parle le dialecte et les gens n'ont pas le sentiment d'être intellectuellement inférieurs aux Allemands. Au contraire, ils sont fiers de leur langue. Or, les variétés de québécois, qui sont considérées comme moins privilégies, sont très stigmatisées et on a tendance à croire que c'est là le signe d'un abâtardissement de la langue. Ce qui est faux, bien sûr: ce complexe d'infériorité m'irrite profondément
- Sur quoi repose au juste une «enquête de vitalité», pour reprendre le jargon du lexicographe?
A.T.: - On a demandé dans les années 70 à un certain nombre de locuteurs représentatifs de tous les cantons de nous dire s'ils connaissaient encore certains mots suisses romands, donc s'ils étaient encore vivants et employés. Une bonne enquête sociolinguistique de ce type repose sur des représentants des deux sexes, de toutes les tranches d'âge et d'un échantillon suffisamment large de professions.
- Les mots récents, à l'exemple de «bancomat», sont-ils nombreux dans votre dictionnaire?
A.T.:- Oui, il y en a un pourcentage, certes modeste, mais qui atteste d'une vraie vitalité de la langue. La question des néologismes se pose souvent aux lexicographes: vaut-il la peine de tous les inventorier, quand on suppose qu'ils ne seront pas promis à un avenir très long? Notre critère de sélection tient compte ici de la fréquence. On a écarté par exemple «apparthôtel», que l'on entend parfois en Valais ou dans le Tessin, mais dont les attestions écrites sont extrêmement rares. A l'inverse, «autogoal» figure dans notre corpus: un mot sur lequel on avait beaucoup de choses à dire, notamment dans son sens figuré - renvoyant à une action qui se retourne contre celui qui l'a commise -, un sens qu'il est intéressant d'étudier dans les autres langues. Idem pour «Natel»: l'explosion des téléphones portables débouche sur une véritable pagaille terminologique. Je me suis amusé à relever les innombrables équivalents existants. J'espère que ma recension rendra des services aux traducteurs!
- Dans quelle mesure la presse écrite vous a-t-elle été utile?
A.T.: - Dans une mesure très importante. On ne peut demander à la littérature de nous fournir des attestions pour tous les mots. Les mots techniques, les mots du sport ou de la politique ne relèvent pas forcément du grand style.
Pierre Knecht - Quand on lit la presse, et singulièrement la presse de notre pays, on ne sait pas toujours si telle ou telle métaphore aura du succès ou ne sera l'uvre que d'un jour. Lorsque la «formule magique» est apparue en 1959, dans un article de la Neue Zürcher Zeitung avant que l'expression allemande «magische Formel» ne soit reprise un mois plus tard dans la Gazette de Lausarre, personne n'aurait eu l'idée de faire une fiche. Or, cela fait maintenant cinquante ans que l'on en parle et nos voisins français ne savent toujours pas ce qu'elle peut bien signifier, cette formule magique!
- Quelle est la qualité et la richesse de la langue francaise, telle qu'utilisée actuellement en Suisse romande?
A.T.: - C'est une hérésie de demander à un lexicographe de se prononcer sur la prétendue qualité d'une langue!
P.K: - Pas mal de provincialismes sont en phase de vieillissement. On observe une certaine dérégionalisation du français. Les jeunes ne sont plus tellement porteurs d'une tradition linguistique; ils ont leur langage à eux. Mais une évolution inconsciente existe tout de même. On lance des expressions qui ne sont pas connues en France, fruit d'une créativité spontanée. Ces innovations récentes sont plutôt réjouissantes: c'est la preuve que la langue reste vivante, qu'il y a moins de complexes vis-à-vis de la France. Notre contribution au «Trésor des vocabulaires francophones» est, nous l'espérons, à la fois créatrice et porteuse d'identité.
- Est-ce à dire que la lexicographie est chose politique?
P.K: - Oui, si l'on se souvient que le sentiment national a toujours été soutenu par les grands dictionnaires, en particulier en France, pays de la lexicographie.
THIERRY MERTENAT
Journal de Genève et Gazette de Lausanne
Samedi 22, dimanche 23 novembre 1997
Les deux auteurs du Dictionnaire de Suisse romande ne font pas que partager la même passion pour la lexicographie. Ils ont tous les deux un étonnant profil linguistique. André Thibault parle couramment le suisse allemand. Né à Québec, il est venu s'installer à Bâle il y a dix ans pour y travailler sur un dictionnaire étymologique du français qui, à l'époque, se faisait à la bibliothèque de la cité rhénane. Ce vaste chantier éditorial s'est depuis déplacé à Nancy où se rend une semaine sur deux le chercheur canadien. Auparavant il a vécu une année à Barcelone, ajoutant une langue supplémentaire, le catalan, à celles qu'il parlait déjà - I'espagnol et le portugais - avant d'arriver en Europe. Quant à l'allemand, il l'a appris «pour des raisons instrumentales». Mêmes antécédents polyglottes chez Pierre Knecht. L'ancien directeur du Centre de dialectologie de l'Université de Neuchâtel vit depuis bientôt trente-cinq ans en Suisse romande mais n'est pas francophone. «Ma mère est Tessinoise et mon père Zurichois. Les dialectes sont chez moi une expérience de vie: j'ai pour ainsi dire grandi avec plusieurs instruments linguistiques.» Quant au français, il l'a découvert à l'école et continue à le considérer comme une langue difficile. «Sa norme est très restrictive, avoue Pierre Knecht, avec un léger accent multiculturel dans la voix. Les Français consultent régulièrement le dictionnaire, à la différence des Allemands et des Italiens qui ont un rapport beaucoup plus spontané à leur langue. Ils forgent des dérivés sans se praoccuper de savoir s'ils figurent dans le dictionnaire!»
Après être passé lui aussi par Bâle comme assistant, Pierre Knecht a vécu à Paris puis en Egypte, avant que les hasards biographiques ne le fassent revenir en Suisse. «Lorsque je parle italien et espagnol je me sens assez chez moi. J'aime aussi beaucoup l'anglais, une langue qui a une longue histoire et un potentiel d'expressions extraordinaires. Quant à l'arabe, on ne le sait jamais. Je l'ai pratiqué durant trois ans, trop peu pour prétendre le maîtriser.»
THIERRY MERTENAT
Journal de Genève et Gazette de Lausanne
Samedi 22, dimanche 23 novembre 1997