C'est un véritable trésor lexicographique. Il occupe une paroi entière dans l'un des bureaux du Centre de dialectologie de Neuchâtel. Quelque 150 000 fiches classées dans des cartons et alignées au cordeau, racontent plus de vingt ans de dépouillement manuel de la langue française. «Cet impressionnant corpus ne doit pas être sous-estimé», souligne Pierre Knecht, tenant entre ses mains admiratives une citation manuscrite à propos du mot «bedoume». La machine ne reconnaît pas le sens mais les formes. Il faut un homme derrière: on ne peut pas remplacer l'interprétation d'un extrait de texte.»
La machine, pourtant, est partout présente dans le lieu. Les écrans sont allumés et n'attendent que le moment d'être interrogés. «Word bedoume isn't in vocabulary», répond l'un d'eux. «Le logiciel vient de Toronto», commente le chercheur, habitué à se faire éconduire en anglais. En insistant, il finit par obtenir la citation recherchée: «Il pédale et boum, boum, poum, cette grosse bedoume de caisse qui s'époumonne.» La phrase est signée Maurice Chappaz. Avec treize autres auteurs romands sélectionnés par Roger Francillon, il figure dans la banque de textes littéraires élaborée à Neuchâtel.
«Il s'agit là d'un outil de laboratoire particulièrement performant, même si à terme il s'agira d'élargir le corpus, commente le professeur Knecht. Ramuz n'y figure pas par exemple, puisque nous n'avons pas retenu de citations antérieures à 1960. Or, son uvre apparaît comme une étape historique du français actuel. C'est souvent chez lui que l'on trouve la première attestation écrite d'un mot, d'une expression, d'une tournure.»
Si le lexicographe se refuse à tout jugement stylistique, il reconnaît entretenir une singulière relation avec les auteurs. «Du point de vue qui nous intéresse, Chappaz est par exemple un écrivain précieux. Mais ses régionalismes ne sont pas toujours faciles à comprendre: il faut souvent lire deux pages avant et deux pages après pour déterminer le sens, qu'une écriture baroque s'amuse à dérouter. Anne-Lise Grobéty, non plus, ne se censure pas linguistiquement, cherchant à reproduire par écrit la spontanéité de l'oral. A l'inverse d'Alexandre Voisard, qui semble tout faire pour qu'on ne trouve rien», conclut en souriant Pierre Knecht.
THIERRY MERTENAT
Journal de Genève et Gazette de Lausanne
Samedi 22, dimanche 23 novembre 1997