La dure journée d'un Suisse très crocheur

Déçu en bien par l'absence de chenit sur la place de jeu, si poutzée qu'une piorne n'y aurait pas trouvé de minons à saisir avec des brucelles, Jean pensa que c'était mal fait pour les bordiers qui avaient dû régater pour réduire tout ce commerce: par cette fricasse, ils auraient eu meilleur temps de profiter du passage du trax. La cramine, ça donnait plutôt envie de se royaumer, de faire gentiment un clopet sous sa fourre de duvet... Avant de prendre de la benzine pour son boguet qui péclotait la moindre (mais ce n'était pas son genre de chinder un teuf, ça aurait eu mauvaise façon), Jean décida de s'arrêter au bar à café pour agender la verrée de leur volée avec ce bracaillon de Paul, un vrai pétouillon dont on ne savait jamais ce qu'il foutimassait. Quand la sommelière, une jolie Toto pas barjaque, lui dirait: «Service!» en empochant la bonne-main de son renversé, aprés un bon souper - pourquoi pas une longeole, des röstis et trois décis? -, il oublierait enfin la bourrée de ce bouclement de comptes. Charrette! Il avait les pieds tout enfles à force d'avoir tracé toute la journée, sans savoir au monde quand il pourrait manger une morce.

ISABELLE MARTIN

Les helvétismes, ça se cultive

Dites vous «bordier» pour riverain, et «rampon» pour mâche? Tous ces mots d'usage courant sont répertoriés dans le nouveau «Dictionnaie suisse romand». Présentaton et interview exclusive de ses concepteurs.

Si vous avez commencé la lecture de cette page par le petit articlé "La dure journée d'un Suisse très crocheur" qui figure ci-dessus, vous aurez deviné qu'il s'agit d'un exercice de style dans lequel entrent un maximum d'helvétismes (plus d'une cinquantaine!). Ces tournures propres au français de Suisse romande font l'objet d'un ouvrage de référence à paraître début décembre, le Dictionnaire suisse romand (DSR), premier d'une nouvelle génération de dictionnaires de la francophonie. L'idée remonte au début des années 90: Bernard Quemada, directeur du Trésor de la langue française et inventeur de la base de données textuelles «Frantext», lance l'idée d'un «Trésor des vocabulaires francophones» qui mobiliserait des partenaires français, belges, canadiens et suisses en vue de s'attaquer à la description de tous les usages du français en France et hors de France.

«Relaver la vaisselle»

Dans notre pays, c'est grâce au Centre de dialectologie et d'étude du français régional de l'Université de Neuchâtel (lire au verso) que le DSR a pu entamer en 1992 ses travaux en vue de décrire les particularités lexicales du français de Suisse romande. Le Centre dispose en effet d'un fichier d'environ 120 000 fiches, créé au début des années 70 sous la direction d'Ernest Schüle et constamment enrichi depuis. De nombreuses citations datées et localisées y figurent, tirées de la presse, des textes offficiels, de la littérature romande et de la langue parlée. Depuis peu, une nouvelle source documentaire est venue s'ajouter à ce fichier: la banque de données textuelles «Suistext», élaborée par Catherine Jeanneret-Liechti dans le cadre du «Trésor des vocabulaires francophones», qui contient la totalité de l'œuvre de quatorze écrivains romands contemporains. Parmi ceux-ci, il est piquant de relever que Jacques Mercanton, ce grand Européen, utilise des expressions locales comme «relaver la vaisselle», «un cornet» (pour un sac de papier) ou «les services» (pour les couverts).

En quoi le français de Suisse romande se distingue-t-il du français de France? Les écarts se répartissent en quatre catégories: les archaïsmes («heurter», pour frapper à la porte); les innovations («régater», attesté depuis 1987, pour s'activer, tenir bon, être à la hauteur); les emprunts au patois («bedoume», pour sotte) et les emprunts aux langues voisines («poutzer», pour nettoyer). Dans chacune de ces catégories, I'usage des variantes est soit facultatif parce qu'elles ont un équivalent en français standard («fœhn» pour séche-cheveux), soit obligatoire parce qu'elles désignent une réalité propre à notre pays (le fœhn, au sens du violent vent du sud). Il en va de même pour nombre d'autres objets (la channe), institutions militaires , religieuses ou politiques (le syndic, au sens de maire) ou usages (rendre les honneurs) inconnus en France.

S'il s'inscrit dans la lignée du monument méconnu que constitue le Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand de l'instituteur William Pierrehumbert (1926), le DSR se veut résolument contemporain - les exemples qu'il cite ne remontent pas au-delà des années 60 - et aussi exhaustif que possible en ce qui concerne le millier d'entrées ou de sous-entrées retenues pour cette première édition de 850 pages: les auteurs ont volontairement choisi de limiter le nombre de mots traités pour leur accorder le meilleur traitement possible, en multipliant les citations destinées à éclairer tous les sens d'un vocable ou d'une expression. La locution adverbiale «sans autre», dont l'emploi est critiqué (d'où l'absence de références littéraires), est ainsi riche d'une dizaine de nuances, illustrées par pas moins de dix-huit exemples. Même richesse pour les acceptions transitives du verbe «gicler», que les écrivains sont nombreux à empleyer, si bien que cet usage n'est guère ressenti comme régional.

Consultation aisée

Ces citations orales et cas échéant écrites sont complétées pour chaque entrée par diverses indications: répartition géographique dans les cantons romands; explication historique; emplois parallèles dans les régions de France, le val d'Aoste, la Belgique ou le Canada («barjaque» est attesté en France des Ardennes à la Provence); équivalents allemands, italiens ou romanches de termes spécifiquement suisses; enfin bibliographie détaillée. S'y ajoutent en fin de volume plusieurs index et renvois analogiques. Le tout reste d'une consultation aisée grâce au format et au papier choisis, sans parler de la disposition clairement structurée du texte, imprimé sur deux colonnes dans une typographie très lisible. De la belle ouvrage!

ISABELLE MARTIN

Journal de Genève et Gazette de Lausanne

Samedi 22, dimanche 23 novembre 1997


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