Foutimasser, frouiller, un frottoir, une sacrée fricasse, une fourre, une chiclette ou une chenoille: on se doutait bien, Romands que nous sommes - c'est-à-dire Genevois, Vaudois, Valaisans, Fribourgeois, Neuchâtelois, Jurassiens ou Bernois francophones - que ces expressions savoureuses et fleurant bon le pays n'étaient pas en odeur de sainteté du côté du dictionnaire de l'Académie française.
Et ces belles expressions romandes, si nous les trouvions tout de même dans les éditions moins collet monté du Robert ou du Larousse - bienveillante tolérance hexagonale ou plus simplement marketing bien compris - c'était alors marquées au fer rouge de l'estampille pincée région., pour régional. Entendez par là parlées par quelques péquenots perdus et minoritaires de l'espace francophone non hexagonal. Les Belges, les Québécois, les Africains francophones nous comprendront également...
Or, voici qu'un nouveau, très sérieux et très exhaustif Dictionnaire suisse romand paraît (Editions Zoé). Qui nous a tous plongés, ici, à la rédaction de Construire, dans la stupéfaction.
Car à mesure que nous feuilletions ses plus de huit cents pages, ce sont des centaines et des centaines de mots, de verbes et d'adjectifs dont nous découvrions soudain "qu'ils ne sont pas français". Ou en tout cas pas dans l'acception que nous leur imposons. Et la surprise redouble encore lorque nous lisons en regard la "bonne" traduction française...
Du coup, et pardonnez-moi, chère lectrice, cher lecteur, de vous emmener maintenant là où sans doute vous ne vous attendiez guère à aller. Du coup ai-je eu une pensée compatissante pour nos amis Suisses alémaniques qui vivent tous les jours le même topo entre leur dialecte et l'allemand d'Allemagne.
J'ai compris, à partir de ma propre langue, à partir de ce français suisse romand qui nous est si naturel et si consubstantiel, quel malaise nos concitoyens vivent lorsqu'il leur faut soudain s'extraire de leur bain langagier quotidien pour s'exprimer dans cet allemand qui n'est décidément pas leur fait.
Goûtez-moi donc le paradoxe que déclenche ainsi cet important dictionnaire: en nous plongeant résolument au tréfonds de nos racines et au tréfonds de ces particularismes dont nous ne sommes même plus conscients, il nous rend soudain beaucoup plus tolérants, beaucoup plus ouverts et beaucoup plus accueillants aux particularismes des autres, de tous les autres.
Bref, il nous fait comprendre que nous sommes, mais oui: tous des Suisses allemands!
MICHEL DANTHE
Construire
27 janvier 1998